Magazine Voyages

Les déferlements de guitare électrique.

Publié le 20 novembre 2011 par Perce-Neige

Les déferlements de guitare électrique.A quoi sert à la littérature ? Peut-être uniquement à convoquer,pour les apprivoiser, des images, des souvenirs, un peu du réel d’autrefois, étrangementoublié. La (bonne) littérature, comme machinerie ou processus censé être d’aborddoté d’un extraordinaire pouvoir d’évocation... Faites-en l’expérience ! Liseztranquillement, à voix haute, ces quelques phrases extraites de Repentir (Ed.Gallimard) d’Hélène Ling. Puis fermez les yeux, et laissez venir… Donnez m’endes nouvelles à l’occasion !
Il avait déjà douze ans alors (Simon le lui avait raconté à Rome unaprès-midi couché sur les draps, les volets rabattus, sous un mur ocre jaunerayé de soleil) et avec la machine à écrire de l'oncle oubliée chez eux aprèsle jour de Noël en 1966, il s'enfermait dans une pièce aménagée sous lescombles avec son autre fétiche du moment (le transistor Philips), dont iltournait la bague pour attraper au passage sur les ondes FM des morceaux duJimi Hendrix Experience à l'Olympia rediffusés sur Europe 1, et bien sûr àprofusion, avec un appétit insatiable, tous les sons qui arrivaient de Londres;il caressait surtout comme le capot d'un bolide la plastique incurvée de lamachine à écrire, la pente en arabesque du modèle électrique Lexicon couleurcrème, 1959, qu'il installait en face de la fenêtre éclairée très tôt en hiver,bien que la rallonge électrique branchée cinq mètres plus loin l'obligeât àlaisser la porte entrouverte sur le couloir devenu caisse de résonance, où lespas de sa mère passaient avec un claquement particulier et une pause dequelques secondes à la hauteur du cabinet. C'était de là, en écoutant lesStones, qu'il débutait son propre rituel de sonorités avec le bruissement de lafeuille de papier prise dans le rouleau et déroulée avec précision à cinqcentimètres du bord, qu'il cherchait alors à faire crépiter l'appareil sous sesdoigts, à en tirer une musique et des rythmes mécaniques de basse, chaquetouche frappée résonnant comme une tête de marteau sur son tympan; puis enjouant des articulations, il s'exerçait à improviser des crescendos dans lavitesse, à faire jaillir de l'appareil des étincelles sonores qui excitaientindistinctement son oreille et ses nerfs dans une orgie de mitraille, lorsqueles syncopes qu'il en tirait lui semblaient les soubresauts, les improvisationsd'un sismographe de l'esprit, la machine s'abandonnant au pur bruitage, à sapeau neuve de percussions qui l'élevait du texte vers la débauche desinstruments de musique. Ce vacarme dans la solitude et parfois dans le silencede l'étage s'éveillait par à-coups avec violence, alternant avec lesdéferlements de guitare électrique ou en contrepoint aux cris de Mick Jagger,et s'éteignait aussi vite, épuisé par la distance. Il avouait lui-même que, parla porte entrebâillée, Vine pouvait l'apercevoir assis de dos, concentré sur lemécanisme, devant la fenêtre où il apparaissait par reflets sous la lampe debureau apparemment plongé dans une tension hypnotique, qu'elle tombait souventderrière lui sur des livres empruntés en bibliothèque, dérobés parfois, commeun catalogue de dessins entrouvert sur une série de femmes désarticulées,d'organes sur pattes, d'emboîtements génitaux, et où il avait découvert sapremière vulve-araignée (la transfiguration, lui avait-il dit, de l'animalatroce, haï, intolérable, en une image véridique), ou bien encore, sur lesfragments d'un calendrier de gravures érotiques japonaises recollés autour dumont Fuji sur une grande feuille de papier kraft mise à sécher sous l'Olivetti;mais où qu'elle fouillât dans la pièce à la recherche de feuillets de soninvention, laissant chaque fois derrière elle un désordre artificiellementrangé, jamais elle n'avait mis la main sur ce qui devait ressembler à une pilede textes tapés à la machine, ni aperçu la trace d'un quelconque manuscrit; uneinconséquence, selon Simon, qui l'avait sans doute poussée à faire un jourirruption dans une séance de bruitage particulièrement intense, marchant droitau bureau à l'improviste, mais lui alors, soudain debout le dos contre lamachine, avait arraché la feuille imprimée et l'avait froissée d'un seul coupde la main droite. Arrêtée dans son élan à moins de deux mètres de son fils,elle l'avait couvert du regard en silence un moment, immobile, pendant que letransistor diffusait à plein volume le refrain des Stones Paint it, Black, et l'avait vu ouvrir doucement la fenêtre de samain libre, puis avec un briquet sorti de nulle part, mettre consciencieusementle feu à la sphère de papier, la projeter à moitié en flammes par-dessus sonépaule dans le jardin et observer sa chute en spirale incertaine dans lesplants de roses trémières. 

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Perce-Neige 102 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazine