« L’irrésistible envie moderne de retrouver l’état indifférencié d’avant la « Chute » biblique entraîne, pour commencer, le désir de liquider le fond culturel juif de l’Occident, qui interdisait jusque là, par principe, toute velléité de retour à cet état indifférencié. D’une façon générale, et même si elle ne se l’avoue pas, toute notre époque avec ses idéaux harmoniques, incestueux et androgyniques, est en guerre contre ce qui avait donné si longtemps son sens à l’Histoire, et jamais l’origine de ce sens n’avait pu être trouvée ailleurs que dans les grands épisodes de la Genèse ou de l’Exode, ainsi que dans la litanie des interdits du Lévitique. Les meurtres abondent, en effet, dans la Bible, et aussi les sacrifices, les expulsions, les châtiments. Ils composent cet univers concret en proie au Mal qui a été la réalité adulte de l’humanité tans qu’elle ne s’est pas mis en tête d’instaurer le Bien unilatéral sur la terre, mais contre lequel se rebelle l’orthodoxie contemporaine, qui en a fini avec la dialectique du Bien et du Mal, qui ne veut plus rien savoir des séparations cruelles et structurantes ouvrant au monde adulte et qui ne se connaît plus de vérité que dans le glissement vers un nouvel onirisme puéril, virtuel et téléchargé.
Déluge, malédictions, commandements, culpabilité, menaces et vengeances de Yahvé sonnent désagréablement aux oreilles des bons apôtres du temps présent, lesquels ne veulent plus entendre parler que de justes causes. La fin de l’âge des conflits et des contradictions s’accompagne d’une prise de pouvoir du principe de plaisir, et celui-ci ouvre le règne d’une nouvelle indifférenciation dans laquelle le sous culte communautariste des « différences » n’est là que pour empêcher l’expression des véritables et anciennes différences. Il est possible de dire nettement que la Bible n’a cessé de lutter contre cette tyrannie du Même dans laquelle nous entrons, et que la longue période où cette tyrannie fut tenue en respect porte le nom de civilisation. Il n’est nul besoin d’être croyant pour discerner dans les proscriptions apparemment bizarres du Lévitique, qu’elles soient alimentaires ou autres, l’horreur de toute indifférenciation et, par la bouche de l’Eternel, la volonté d’en proscrire la réapparition. « Tu ne feras pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère », « Tu ne portera spas sur toi de vêtements composés de lin et de laine », « Tu ne découvriras point la nudité de ton père ni la nudité de ta mère », « Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme », « La femme ne s’approchera point d’une bête pour se prostituer à elle, c’est une confusion », « Si un homme prend pour femmes la mère et la fille, c’est un crime : on les brûlera au feu, lui et elles ».
De fait, la Bible ne prône nulle part l’épanouissement du vivant, le body-building, la relaxation, les loisirs, le télé-travail, l’internet citoyen, lé réduction du temps de travail, les trente-cinq heures, les trente-deux heures, les vingt-sept heures, les dix-huit heures, les deux heures, la disparition des heures, les vides greniers, les pique-niques citoyens, la gymnaquatique, les randonnées en tenues fluo, les félicités électroniques, la movida hilare et les Gay-prides.
On n’y trouve aucune contribution à l’accroissement des droits des malades, du droit au logement et de celui des handicapés, des sans fenêtres, des sans portes ou des sans-papiers. L’épisode de Babel est une insulte à notre idéal de culture interculturelle et trans-frontalière. La différence des sexes marquée à jamais dans la Genèse, comme condition de possibilité de toute humanité (avec l’énoncé des maux différents, ou plutôt différenciés avec une extrême précision, que Dieu promet à l’homme et à la femme après l’épisode du péché : multiplication des peines de grossesse pour elle, souffrance du travail quotidien pour lui et retour à la terre par la mort), justifie la haine de tous les transgenristes, de tous les partisans du « l’un et l’autre » ou du « ni l’un ni l’autre », de tous les déligitimeurs de l’ »ordre symbolique » et de tous les apologistes du « contre-pouvoir féminin » menacé par le front réactionnaire de l’Internationale machiste.
(…) En tous ces domaines et bien d’autres, la Bible n’a cessé de se rendre antipathique, elle n’est pas du tout glamrock. Elel ne cultive pas le maximum respect. Les démocraties terminales d’Occident, dans leur frénésie de chasser tout ce qui a pu être différent, à un degré ou à un autre, de ce qu’elles considèrent maintenant comme le devenir enviable de l’humanité, ne peuvent donc qu’être conduites à mettre en accusation ces « passages sanglants » et « contraires aux droits de l’homme ». La nouvelle existence sans contradictions que le turbo-droitdelhommisme, dans sa course en avant calquée sur celle du turbo-capitalisme, entreprend d’imposer partout, ne peut que se heurter à l’Ecriture qui est la Contradiction de toutes les contradictions. La part d’ombre, le flou, le louche, le tortueux, l’ambivalent, la négativité, caractéristiques il n’ya pas encore si longtemps de ce qu’il y avait de plus humain et de plus libre dans la condition humaine, ne sont plus que des crimes ou des infirmités. »
Philippe Muray, Parc d’abstractions, 2000.