Scandale de fraude scientifique : Diederik Stapel, un professeur en psychologie sociale à l’université de Tilburg (Pays-Bas) a falsifié des données dans des dizaines de travaux scientifiques.
Par Anton Suwalki
Diederik Stapel
À se fier à Google Scholar, Diederik Stapel est un chercheur en psychologie sociale particulièrement prolifique. Un article paru dans le Figaro du 4 Novembre 2011 rapporte qu’il aurait pourtant passé plus d’une décennie à falsifier ses données.
À chaque fois qu’un cas de fraude scientifique est avéré, les réactions sont identiques: «Les chercheurs sont sous le choc (et) tout le monde se demande comment cela a pu se produire, et surtout dans de telles proportions ». Cet étonnement est peut-être, ce qui serait rassurant, dû au fait que le phénomène reste quantitativement marginal. Dans le flot immense de publications scientifiques, seuls quelques cas par an de fraude avérée défraient la chronique. Mais la frontière entre les cas de fraude délibérée (considérée comme rare) et les cas de dilettantisme, d’ études à la méthodologie et aux résultats douteux publiées par des revues scientifique pas trop regardantes sur la qualité, est difficile à établir. Ces dernières ne sont pas rares du tout.
L’affaire Diederik Stapel est intéressante sous plusieurs aspects.
L’individu n’est pas un homme sans talent contraint de frauder pour justifier son statut de chercheur : il est même sans doute brillant et réputé, comme l’était par exemple Jacques Benveniste, l’inventeur de la fumeuse mémoire de l’eau.
Cette autorité a dû faciliter la fraude, endormir la vigilance de certains de ses collègues et des revues scientifiques dans lesquelles il a publié. Sa signature apparait plusieurs centaines de fois dans des articles de revues spécialisées [1], mais aussi dans la prestigieuse revue Science, qui vient de retirer une étude qu’elle avait publiée en Avril [2] .
Ainsi, des études médiocres ou/et frauduleuses peuvent passer le filtre du processus de relecture des revues scientifiques les plus réputées. Rappelons que le cas est loin d’être unique : c’est par exemple la revue Nature qui avait publié l’étude de Benveniste sur la mémoire de l’eau. Le processus d’évaluation par les pairs , des spécialistes reconnus dans le domaine concerné censés établir la recevabilité d’une étude [3], est loin d’être parfait. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Malgré ses failles, ce système représente tout de même un rempart qui jusqu’à présent garantit au moins à la science de ne pas être submergée par les thèses pseudo-scientifiques. Un filtre imparfait est mieux que pas de filtre du tout.
Comment analyser les failles du système ? Dans un article publié sur le site du CNRS [4] , il est souligné que « les commentaires mettent en cause les comités de lecture et les experts censés rapporter sur la qualité scientifique des articles soumis à la publication. On liste les causes qui auraient affaibli un système pourtant réputé vertueux à l’origine. L’énorme production scientifique serait la cause de la moindre capacité des experts à la suivre et d’être par conséquent au courant des derniers résultats, de pouvoir apprécier donc ce qui est original, ce qui est de la réplication ou de l’ajout sans grand intérêt et ce qui serait complètement inventé. Trop sollicités, les experts ne seraient plus en mesure d’évaluer sereinement les articles qui leur sont soumis. » Mais comment remédier à ces problèmes ? La réponse n’est certainement pas simple. La vigilance ne devrait-elle pas aussi venir des universités et autres organismes de recherche face à certains chercheurs capables de publier 5 études de suite dont les 4 dernières ne font que diluer les thèses soutenues dans la première ? Les critères d’évaluation des chercheurs sont-ils les bons ? Entre les « chercheurs » qui ne publient pas et ceux qui publient plus vite que leur ombre, il y a peut-être un juste milieu ou la qualité et l’originalité pourrait primer sur la quantité.
Autres facteurs qui pourraient favoriser la publication de mauvaises études (sinon la falsification) : «D’autres commentaires expriment le regret d’un âge d’or révolu. La science est devenue une entreprise qui imite l’organisation industrielle. Soumis aux pressions de rentabilité, les chercheurs deviendraient moins attentifs à la vérification de la partie expérimentale. La course aux financements et à la publication faciliterait la publication de résultats partiels présentés comme définitifs. Des chercheurs accepteraient de cosigner des articles dont ils connaissent mal le contenu et auquel ils n’ont participé qu’à la marge. » Malgré la croissance de la part des financements extérieurs dans la recherche publique [5], cette interprétation semble très exagérée. Certes, cela conduit à une réorientation de l’offre de recherche publique avec ses effets jugés pervers par certains représentants de ces institutions [6], mais il ne semble pas que les conventions de recherche (en France du moins), où les universités ont des obligations de moyens, mais pas de résultats, aboutissent à une telle pression.
Cette pression des financements peut se traduire en conflits d’intérêt d’ordre financier, mais ceux-ci sont plus facilement identifiables que d’autres motivations qui peuvent pousser les chercheurs à fabriquer des données ou à falsifier des résultats. Des garde-fous sont donc dans ce cas plus faciles à mettre en place, à condition que l’institution veuille s’en donner les moyens. Rien n’atteste que les manquements à l’éthique scientifique liés à la pressions des financeurs soient en augmentation.
Nous ignorons si la prévalence de la fraude scientifique est plus importante en psychologie qu’ailleurs. Mais dès lors qu’elles touchent à l’homme, les scientifiques sont perméables à certains facteurs susceptibles d’influencer le chercheur, voire d’altérer son honnêteté intellectuelle : les idées préconçues, l’adhésion à une idéologie dominante ou au contraire contestataire, les enjeux supposés de société etc. Rappelons le cas de Galton, et de nombre de savants anglais, psychologues ou biologistes, de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, qui étaient de chauds partisans de l’eugénisme. Certains tels Cyril Burt ont manifestement falsifié leurs résultats pour « prouver » l’origine héréditaire de l’intelligence [7]. Mais ceux qui y ont vu, non sans raisons, la justification théorique d’un ordre social existant n’auraient pas dû pour autant rejeter l’idée que l’héritage génétique joue un rôle dans l’intelligence [8]. Retour de bâton tout aussi funeste, le débat sur la part de l’inné et de l’acquis est devenu pendant des décennies un terrain d’affrontement idéologique interdisant toute discussion scientifique sereine. Le rôle des facteurs génétiques, dans certaines pathologies psychologiques ou mentales a été tabou, systématiquement nié par une branche de la psychiatrie : le bilan de l’admirable « Bruno Bettelheim » [9] et de ses adeptes pour les malades et leurs famille fut dans certains cas, tels que l’autisme, désastreux.
L’affaire Stapel n’est pas directement liée à l’idéologie. Toutefois, Le Figaro précise : «En choisissant des sujets polémiques et dans l’air du temps, comme l’influence du pouvoir sur la morale, [Stapel] n’avait ensuite pas de mal à publier ses conclusions falsifiées dans des revues de bonne qualité ». Bonne qualité, est-ce si sûr ? Cela pourrait être le révélateur d’une discipline où abondent les publications médiocres et d’un intérêt très mineur, mais qui passent parce que les sujets sont dans l’air du temps. On « comprend » alors Stapel : puisqu’il s’agit d’enfoncer des portes ouvertes, pourquoi se fatiguer à collecter sérieusement des données, et ne pas les inventer pour en tirer les conclusions que tout le monde attend ?
Comment est-il possible que, pendant au moins 10 ans, ses collaborateurs n’aient pas émis de soupçon sur ses pratiques ? Étaient-ils aveuglés par la notoriété du professeur, ou bien tout simplement craignaient-ils un chef autoritaire ? N’est-il pas dans le rôle des universités de veiller à ce que l’autorité nécessaire d’un directeur de laboratoire de recherche ne dérive pas vers un autoritarisme incontrôlable ?
En guise de (modeste) conclusion à cette (modeste) réflexion qui pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponse, soulignons une raison d’optimisme : le fait que des faits avérés de fraude scientifique continuent visiblement à indigner la communauté concernée, quel que soit le domaine. Si imparfaite que soit la vigilance par rapport à des « inconduites » d’individus, si défaillantes que soient parfois des institutions lorsque certains portent gravement atteinte à l’éthique scientifique, la réaction collective face aux tricheurs avérés, quelles que soit leurs motivations, ne doit tolérer aucune indulgence.
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Sur le web.
Notes :
[1] Journal of Personality and Social Psychology, Journal of Experimental Social Psychology, Journal of Consumer Psychology etc.[2] « Coping with chaos: how disordered contexts promote stereotyping and discrimination. »
[3] Recevabilité ne veut pas dire que les résultats de l’étude sont validés .
[4] Girolamo Ramunni, « La fraude scientifique », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 9 | 2003, mis en ligne le 30 octobre 2006.
[5] Puisque cette critique vise sans doute la recherche publique.
[6] Cité par Sciences2, le diagnostic de la Coordination des universités de recherche intensive françaises : « L’université ne peut plus faire de recherche en dehors des contrats et ne remplit plus sa mission d’exploration de domaines scientifiques qui n’intéressent pas un financeur extérieur. L’expérience montre pourtant que bien souvent ce sont dans ces domaines qu’émergent les résultats de recherche les plus avancés. »
La valeur de cette affirmation serait à vérifier en comparant les systèmes de financement et la part des budgets consacrés à des recherches d’« exploration », en clair peu susceptibles d’aboutir à court terme à une application technique valorisable sur le plan économique. Je n’ai pas de données à ce sujet, mais certains lecteurs en ont peut-être…
[7] Claude Marcil, « L’affaire Burt: « D’où vient l’intelligence? Une question qui fait réfléchir les psychologues », mis en ligne sur le site de l’Agence Sciences-Presse.
(8) Les données de Cyril Burt étaient sans doute frelatées ou arrangées, il n’en reste pas moins que les études disponibles laissent peu de doute sur le fait que l’hérédité joue un rôle au moins aussi important que l’environnement sur le QI.
Certes, on objecte souvent à propos de ces corrélations les limites de la mesure de l’intelligence par le QI, difficile néanmoins de nier qu’il mesure au minimum certaines aptitudes intellectuelles, l’aptitude à effectuer certaines opérations logiques, des capacités d’abstraction etc. Paradoxalement, ces objections ignorent que ces corrélations confortent l’idée que le QI capte au moins une partie de l’intelligence, même si celle-ci ne peut se réduire à ce qu’on mesure par le QI.
[9] Jacques Bénesteau, « L’admirable Bruno Bettelheim », mis en ligne sur le site Psychiatrie und Ethik en août 2003.