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Brassens ou le désaccord parfait (19) chansons

Par Montaigne0860

Les Adaptations

Brassens ou le désaccord parfait (19) chansons

Les poèmes dorment. Ils sont silence ; à peine un homme seul les effleure-t-il parfois des yeux en rythmant les syllabes régulières. C’est ainsi que se froisse la grande bure poétique française, habituellement tendue et muette. Lorsqu’on se risque à lui toucher la trame, c’est un seul à seul, tête vive contre papier. L’homme La Fontaine sourit, Lamartine pleure, Villon se cabre, et le lecteur fredonne son petit ruisseau personnel, remonte le cours, puis se laisse glisser plusieurs fois, découvrant à chaque descente de nouvelles raisons d’être patient, attente grave, plaisir pur d’être au monde, félicité des mots, autocongratulation de savoir chanter en lisant ; tout à coup, après des mois de reprises régulières, vient la sensation forte que la mélodie est enfin disponible à tout instant, chère mémoire, faite pour les familles, et qui s’agrandit à d’autres visages, poètes enfuis qui montent à la demande au bord des lèvres dans la salle des pas perdus de la Gare du Nord, sur un lit d’hôpital, au creux du chemin où je me suis enfui pour échapper à l’emprise de la maison dans laquelle il ne fait pas toujours bon demeurer.

Dans l’entre-deux des reprises du même poème, le présent confondant brouille tous les mots, et je ne peux et ne ne dois pas dire à l’autre ce que j’ai lu, ce que je sais par cœur. Je ressens par avance la gêne de réciter, surtout, je ne suis pas sûr que ma voix rendra dans l’air ce que j’ai appris au noir de mon bureau. La mémoire n’est fidèle qu’à moi, les autres ont d’autres prières, et je m’endors en pressant l’oreiller contre ma joue, disant des vers que je mène à la tombe du sommeil, et le drap se grave des mots où mon corps roule pour gagner d’ultimes certitudes.

Il arrive parfois que des acteurs disent en public des vers connus. Vite, j’ai honte d’être là. Rien ne va, ni la voix ni le ton, ni le rythme. C’est blanc ; c’est d’autant plus insupportable que je connais l’eau qui coule, mais ce n’est pas le même ruisseau, le paysage a changé ; ainsi ce qui devait m’élever me rabaisse au rang de mortel, je demeure l’autre que le poème justement ne visait pas, je suis en bref hors de moi. Et le texte redevient ces caractères inscrits au papier dérisoire, et les vaguelettes des mots viennent expirer sur ma berge têtue.

En adaptant les anciens, Brassens révèle à la fois ses goûts littéraires et ses couleurs sonores. Aucun des poèmes adaptés ne sonne comme un autre, sauf La prière du chrétien Francis Jammes et Il n’y a pas d’amour heureux du communiste Aragon, mais c’est pour sourire, pour se moquer des idées et rendre hommage à la grande élégie française en alexandrins.

Ses reprises, de Villon à Antoine Pol, n’ont que faire des hiérarchies, ne prennent aux textes que ce qui est nécessaire, supprimant une strophe ici, modifiant un mot là.

Dans ces emprunts qui lui font cortège au fil des disques, il se révèle un musicien pur, un mélodiste d’exception. Tout va. Tout va son rythme. Sa main, la même qui fait frissonner les accords et tourner les pages, soulève hors du poussier culturel (antre triste où les vers végétaient ), des textes souvent inconnus qu’il mouille de sa voix sans apprêt. Ses choix nous surprennent. Hugo ne souhaitait pas de musique sous ses vers, donc Brassens en adapte deux ! (Gastibelza et La Légende de la Nonne).Lamartine est ennuyeux ? Pensées des morts prouve le contraire. Les très officiels De Banville et Richepin, passés à la trappe de la tradition, ont droit à sa patte, et Paul Fort, poète prétendument mineur, devient majeur sous ses doigts. À croire qu’il le fait exprès : où sont Ronsard, La Fontaine (son poète de chevet), Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Valéry ou Breton ? Ils n’ont pas besoin de lui, voilà tout, et s’il prend le très célèbre Hugo, c’est parce que ses histoires viennent épauler ses propres fables ; Gastibelza rejoint Comme une sœur et La Légende de la Nonne fait écho à Brave Margot (récit dans le récit), Le Bistrot, à d’autres encore…

Et puis, il ne les oublie pas les grands poètes favoris… simplement il les détourne ou s’amuse avec eux. La Fontaine est présent dans Le Grand Chêne ou Bonhomme ; quant à Valéry, il apparaît dans La Supplique, ou dans la formule malicieuse (Le Cimetière Marin) :

Et c’est la mort la mort toujours recommencée
(Mourir pour des idées)

Mallarmé lui-même a droit à son coup de patte coquin dans Le Bulletin de Santé :

Je suis hanté le rut le rut le rut le rut !

Jeu gratuit avec les grands, souvent sérieux avec les petits, au fond Brassens puise où il veut, il musarde comme il le fait si souvent avec les proverbes et expressions toutes faites, prenant à Musset (Mardoche) le thème de La Première Fille, à Champfleury le début d’Oncle Archibald. On n’en finirait pas de citer les emprunts, et cela n’a qu’une importance relative. L’essentiel est de voir que ses adaptations ne sont que des excroissances de ces détournements si naturels chez le lecteur-chanteur.

Le miracle, en définitive, c’est qu’entre deux publicités pour la lessive à la radio, au hasard d’une audition suivie de ses chansons, la poésie, l’impossible genre public, vient résonner à nos oreilles. La mélodie et la voix permettent aux caractères imprimés de rejoindre nos vies.

Le tour de force mérite d’être salué : l’espace qui séparait nos mots quotidiens de cette pointe du langage ouvragé est franchi en un instant et le texte s’installe dans la mémoire plus fermement que les fables de l’école. Ils s’ensuit une joie toute particulière, fierté naïve de chanter De Banville ou Verlaine. Plus que jamais, Brassens est troubadour, colporteur de frissons qui peuvent nous saisir au milieu des boulevards. Le ciel des mots écrits il y a des années, des siècles, fait retour en chantant, et j’avance dans le temps avec la confiance de celui qui constate que les paroles ne s’envolent pas toujours.

S’ils me fondent, ils assurent aussi au chanteur mélodiste que ses propres textes ont la même espérance de survie. Ces emprunts, entourés de ses chansons, suggèrent des pistes, ouvrent des échos. « Je suis là avec eux, dit-il. Eux, ce sont des poètes, moi, je ne suis qu’un musicien, mais mesurez la différence, écoutez ce que sont les beaux vers. Les miens visent le même endroit, sans que je me situe pour autant à leur niveau ! » Ces adaptations sont la partie émergée de l’iceberg poétique qu’il a toujours fréquenté. C’est d’ici qu’on voit le mieux que ses chansons ont un passé, et rien ne le réjouit davantage dans ce retour en arrière, en deçà de sa propre vie, que ce tissage sur ses textes à partir de fils anciens qui assurent à son style fermeté et grandeur.

Il se présente alors comme un épigone qui a besoin d’eux pour justifier sa « littérature » et affirmer que la chanson peut être un genre plus qu’audible, qu’écouter est ce petit endroit de l’oreille où, derrière les mots du jour, des agencements subtils ont droit de cité, que la poésie est d’abord de l’ordre de l’audition avant d’être rimes et comptages de syllabes.

La poésie est parole, elle naît de l’alliance du verbe et du corps, elle donne par le larynx le droit de s’incarner, de même que le langage cesse d’être couché sur le papier et qu’il doit raviver les mots du monde qui emplissent l’air que nous respirons. Ce faisant, Brassens justifie son mélange personnel détonnant de langue parlée et de langue écrite.

Les adaptations sont d’une volupté, d’une sensualité envoûtantes ; les syllabes anciennes de Villon deviennent tout autant les dames du temps jadis que celles qu’il nomme. Je danse les trois temps avec le même entrain que je dis les noms, et la mélodie élémentaire qui s’avance en arpèges enfantins éclaire les phonèmes sombres que notre langue a oubliés ; ce clair-obscur fait surgir dans notre corps tournant d’anciennes sensations, comme si nous avions vécu ce langage en un temps archaïque, bien avant celui d’aujourd’hui, si mobile, si prosaïque.

Les râpeux regrets de Villon se redoublent de notre regret de sa langue et ce sont ces deux nostalgies confondues en un seul chant simple qui dansent à travers les articulations clairement dites, mais dont le sens nous échappe pourtant. Et c’est alors que je commence à entrevoir ce qui se passe, ce qui s’est toujours passé avec Brassens. Je ne l’ai jamais compris à la première audition. La « Ballade » de Villon n’est qu’un aspect particulier du cas Brassens tel qu’il s’est présenté à moi.

Je crois que je l’ai aimé dès le premier jour parce qu’il ne chantait pas comme un chanteur, parce qu’on sentait qu’il était libre de tout dire, et enfin parce que ses musiques étaient superbes. Cependant ma passion vient surtout de l’obscurité des mots, des enchaînements incongrus des syllabes qui ne faisaient pas sens ; mais je devinais, je savais qu’un jour je comprendrais. La brume des textes qui flottait dans mon enfance a viré au rire (« Ah c’est cela qu’il voulait dire, le coquin ! »), puis au blanc du papier où je trace aujourd’hui ces mots. L’ironie cachée m’a guidé, j’ai levé les obstacles un à un, c’était bon. L’énigme est celle du mot parlé, enregistré, que l’on repasse cent fois (« Qu’est-ce qu’il a dit ? »), puis le sourire qui vient lorsqu’on comprend, et la tendresse-reconnaissance qui s’étend bientôt de Brassens à tout l’univers. Dieu que ces retrouvailles furent belles et stimulantes ! Il ne pouvait rien m’arriver de meilleur que ces insolences devinées, ces grivoiseries mystérieuses, dont je devais lever le sens.

Cette incompréhension au cœur de la compréhension a quelque chose de palpitant. C’est peut-être là tout l’intérêt de la recherche – scientifique ou littéraire – et sans doute de la vie tout court.

Mais il semble que c’est une autre partie que l’on rejoue ici : je crois qu’enfant je ne faisais pas autrement pour découvrir le monde des grandes ombres qui étaient censées me protéger. C’est ainsi que l’on s’éveille, que l’on grandit. Au fond, Brassens me l’a refait plus tard à l’ironie, au détour, pour me préparer à la grande solitude des hommes. Il a bien fait, car maintenant qu’il m’apparaît à peu près clair, j’ai l’impression d’être encore moins protégé qu’au jour de mon enfance où j’ai entendu Le Gorille pour la première fois. Pourtant je me sens plus heureux, car je sais grâce à lui qu’il m’est possible de vivre comme je l’entends.

(Ici se termine la suite des textes sur Brassens dont la plupart ont paru dans le livre de 2001: « Bonjour Brassens »; je les ai parfois remaniés et j’en ai ajouté un ou deux qui ne figuraient pas dans l’ouvrage. Je laisse la « Catégorie » Brassens ouverte, car je pense que j’écrirai encore d’autres textes à son propos.)


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