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Les larmes…

Publié le 27 novembre 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi , 38 (nouvelle série)

Sur une gravure ancienne ornant un bouquin publié par un brave curé en 1745, j’ai compté au moins 81 larmes entourant une sorte de cercueil, peut-être même 82. Le plus surprenant est que ce troupeau de gouttelettes de chagrin moutonnait complètement à l’écart du moindre œil ayant pu les émettre… Or, peut-on concevoir larmes qui ne soient sur orbites ? Et ces larmes figurées sous forme de jolies petites gouttes d’eau bien rondes et bien pleines, comme contentes d’elles-mêmes, pourquoi ne point vouloir les faire ruisseler sur quelque visage ? Et pourquoi les percevoir, comme je l’ai ressenti spontanément, comme manifestation de tristesse ? N’existe-t-il pas aussi des larmes de joie ? Je sais, cela peut paraître incongru en pareil contexte, encore que…

Mais imaginons plutôt… Ces larmes viennent bien de quelque part, ou plutôt de quelqu’un.  Peut-être du défunt qui gît sous le catafalque, et qu’elles auraient quitté, ces larmes, comme la chair aurait quitté les tibias et le crâne justement posés là, pour bien qu’on pige que là-dessous le zigue est mortibus. Ainsi sont elles fraîchement et littéralement désincarnées, ces larmes, et par-dessus le marché vaporisées et comme suspendues dans l’espace, symbolisant un changement d’état… Subtile alchimie… Deviendront-elles un jour pluie féconde, rivière poissonneuse ou mer nourricière ?

Ce nuage de suspens semble hésiter entre avenir et souvenir : évidentes larmes de deuil, bien sûr, mais pourquoi pas larmes de joie saluant quelque résurrection ou du moins sa possibilité ? Car à côté des stériles résidus secs que sont les os, les larmes figurent autant de potentialités principielles, voies humides pour le déploiement d’une nouvelle vie… La puissance poétique de telles larmes – et leur nombre sur l’image de ce bouquin de curé – me paraît telle que je les verrais bien former un chœur de pleureuses accompagnant la Nostalgie Bienheureuse dont parle Goethe : « Tu ne restes plus enfermé

Dans l'ombre ténébreuse

Et un désir nouveau t'emporte

Vers des épousailles plus hautes.(...)

Et tant que tu n'as pas compris

Ce " Meurs et deviens "!

Tu n'es qu'un obscur passager

Sur la terre ténébreuse. » Pourtant ce n’est pas Goethe qui m’a fait sentir l’importance des larmes mais un poète un brin phénoménologue : Valerio Magrelli. Séchez donc vos yeux mais non votre cœur et lisez donc :

C’est dans les pleurs singulièrement

que l’âme manifeste

sa présence

et, par une compression secrète,

change en eau la douleur.

Ainsi donc c’est dans la larme,

cette lente et transparente parole,

qu’a lieu le premier bourgeonnement de l’esprit.

Selon cette alchimie élémentaire

la pensée vraiment se fait substance,

comme une pierre ou un bras.

Et dans le liquide il n’y a plus de trouble :

seulement la désolation

minérale de la matière.

Valerio Magrelli, Ora serrata retinae, traduit de l’italien et préfacé par Jean-Yves Masson, édition bilingue, collection D’une voix l’autre, éditions du Cheyne, 2010. L’édition originale italienne chez Feltrinelli, dans la collection jaune vouée à la poésie contemporaine, date de 1980. Le projet de Magrelli, tel qu’il apparaît aussi dans sa thèse sur Paul Valéry, consisterait à « se voir se voir ». Et tout le recueil vise ainsi à saisir le mouvement même de la pensée et des perceptions, dont évidemment l’œil est le canal majeur quoique non exclusif. Le titre latin désigne la limite antérieure de la rétine, qui est dentelée (serrata), zone où se forment les images de notre perception du monde. Magrelli, lui-même myope, a instillé ses connaissances en ophtalmologie dans ses poèmes. Il dresse ainsi une sorte de phénoménologie du regard obéissant à une certaine rigueur clinique mais sans occulter que le patient transvasement de la vue est aussi source de ravissement esthétique… Voyez plutôt…

Le corps est fermé comme une muraille,

il est comme un puits qui s’enfonce dans la chair

sans parvenir à avoir

une impression de lui-même.

Et ses membres sont

muets, et dans la jambe,

aveugle et immobile,  repose le genou.

Mais dans la tête s’ouvre

L’aube du monde :

l’os s’élargit, accueille

au-dedans de lui-même le regard.

Doucement s’accomplit

le patient transvasement de la vue,

aqueduc de clarté, route

qui mène l’être à lui-même.

Et dans la clairière du front

le portail du sourcil a sa lumière.

***

Parfois dans la pensée

comme dans l’eau s’introduit un reflet

qui la traverse, et en mesure le fond.

C’est un œil qui s’ouvre

au-dedans des vagues brillantes et s’y enfonce.

La ligne s’étend et la lumière

en descendant s’apaise.

L’esprit revient alors s’enfermer

dans l’effort vertical et profond

de la blessure et du tourbillon.

***

Feuille blanche

comme la cornée de l’œil.

Je m’apprête à y broder

un iris et dans l’iris

le gouffre profond de la rétine.

Le regard alors

germera de la page,

et un abîme vertigineux s’ouvrira

dans ce petit cahier jaune.


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