Un équilibre à maintenir entre la responsabilité personnelle et la responsabilité sociale.
La Maison Jean Lapointe annonçait la semaine dernière, la nomination du psychologue Claude Boutin au poste de directeur au Programme de traitement du jeu pathologique. J'ai trouvé qu'il serait intéressant de profiter de cette occasion pour publier à nouveau ma réponse à un texte écrit, il y a quelques années par M. Boutin et publié dans le journal La Presse et dans lequel celui- ci insistait sur la responsabilité personnelle et exclusive du joueur (gambler) dans tous ses problèmes quels qu’ils soient. À lire Claude Boutin, ce seraient les machines qui seraient les victimes des humains...
J’aimerais jeter un éclairage différent sur cet important débat de santé publique, et ce d’autant plus que ce discours simpliste sur la responsabilité pourrait être le prélude à la création, d’ici quelques mois, du Conseil québécois pour le jeu responsable. Cette fumisterie, que Loto-Québec a proposée au gouvernement dans son plan de développement 2004-2007, est aux antipodes de l’organisme indépendant dont la population a besoin.
D’entrée de jeu, Claude Boutin aurait dû mentionner que son employeur, le Centre québécois d'excellence pour la prévention et le traitement du jeu (Université Laval) ainsi que son patron, Robert Ladouceur, coauteur de deux de ses livres, ont été généreusement financés par Loto-Québec (plus de $ 7 millions directement ou indirectement par le MSSS), le casinotier Harrah’s (créateur du concept de jeu responsable) et le National Center for Responsible Gambling dont les fonds proviennent surtout des fabricantsle d’appareils de loterie vidéo (ALV = machines à sous dans les bars ou vidéopokers). Nous concevons très bien l’intérêt de l’industrie du jeu pour une vision si réductionniste de la psychologie cognitive, une découverte peut-être encore trop récente pour ces comportementalistes.
Contrairement à l’opinion exprimée par Claude Boutin, les découvertes scientifiques de la psychologie cognitive ne permettent surtout pas de minimiser l’importance de la responsabilité sociale au profit de la responsabilité personnelle. Pour mes collègues et moi de la coalition éthique pour une modération du jeu (EmJEU), Claude Boutin et Robert Ladouceur n’ont guère plus de crédibilité qu’en auraient des chercheurs financés par l’industrie du tabac qui développeraient un programme de prévention du tabagisme et/ou un traitement pour les fumeurs excessifs du genre «C’est vous qui décidez de fumer malgré qu’on ne vous a surtout pas dit qu’on a bourré les cigarettes d’un maximum de produits chimiques dangereux».
Il est important de préciser qu’au Québec, la presque totalité des opposants à la présence des ALV dans les bars ne sont pas des prohibitionnistes (partisans d’une interdiction totale des jeux de hasard et d’argent), mais qu’ils s’identifient à une approche de prévention qui accorde la priorité à la protection contre les risques et dommages majeurs malgré que cela implique que Loto-Québec n’augmentera pas ses dividendes à chaque année. Contrairement à Claude Boutin, Robert Ladouceur et CIE, nous croyons que la grande accessibilité des vidéopokers, ainsi que leur conception (programmation), jouent les rôles les plus déterminants dans le développement de ce grave problème de santé publique qu’est devenu le jeu compulsif.
À titre d’exemple, si demain on légalisait l’héroïne et la cocaïne tout en les rendant disponibles dans presque tous les bars du Québec, on peut être certain que la prévalence de la toxicomanie au sein de la population augmenterait très significativement. Leur grande accessibilité et la nature même de ces psychotropes en seraient la cause. Pour nous, il ne fait aucun doute que nous avons assisté, lors de ces dernières années, à un phénomène équivalent avec les vidéopokers. C’est expressément ce mélange des plus «addictif» (conception/programmation/accessibilité) qui explique qu’il y a aujourd’hui une crise sociale au Québec en ce qui concerne le jeu. Des études, réalisées dans plusieurs états ou provinces, indiquent qu’un portion importante des revenus (entre 27% et 67%) tirés des ALV proviennent des joueurs qui éprouvent des problèmes de jeu. Plus les gens adoptent une fréquence de jeu régulière sur les ALV, plus il est probable qu’il s’agisse de joueurs pathologiques. Au moins 20% des personnes qui jouent à chaque semaine ont des problèmes de jeu, et cela pourrait atteindre 40%. Environ 95% des joueurs qui en viennent à dépendre d’une aide clinique sont accrochés aux ALV. Au-delà de leur façade, les ALV sont loin d’être d’inoffensives occasions d’amusement.
Je ne sais pas comment expliquer la position de Claude Boutin, et de son mentor Robert Ladouceur, qui ne voient aucune causalité entre la prévalence du jeu compulsif au sein des adeptes des vidéopokers et la conception (programmation) de ces machines et leur accessibilité autrement que par une cécité causée par des liens trop intéressés. Il est aujourd’hui important de faire une distinction entre les jeux d’argent et de hasard traditionnels (loteries, jeux de cartes) et les jeux électroniques qui impliquent une intelligence habilement programmée. Ce sont ces nouvelles technologies qui expliquent à la fois le développement sans précédent de l’industrie du jeu et la sévérité accrue de la dépendance aux jeux d’argent et de hasard (gambling). Puisque la légalisation des machines à sous au casino et des ALV s’est faite sans aucune étude d’impact crédible, du type avant/après, Claude Boutin a le champ libre pour affirmer n’importe quoi. Par contre, en France en 1987, l’ajout des machines à sous aux tables de jeu des casinos a fait exploser la fréquentation du public. Celle-ci est passée de 3 millions à 65 millions de personnes par an! Cela n’a pas été sans impact nocif.
«L'humain est toujours responsable de son bonheur» écrivait Claude Boutin. C’est vrai, mais protéger la liberté de choix des citoyens, c’est davantage que d’affirmer que c’est de leur faute s’ils sont tombés dans un piège. Le bonheur commence par vivre dans un pays où l’État n’est pas le premier à considérer ses citoyens comme des pigeons à plumer. Au lieu de cela, la promotion active des jeux d’argent et de hasard par l’État, notamment la mise en place d’un vaste réseau de bars/mini-casino, témoigne d’un bris du contrat social qui lie l’État aux citoyens. Dans un contexte de socialisation du jeu, il est anormal que les casinos, et les ALV en particulier, aient créé un grave problème de santé publique. Ce n’est assurément pas là que réside le rôle d’un État que l’on espère bienveillant. Il est impératif que l’on retire les ALV des bars et que l’on confie à la santé publique le mandat d’analyser la programmation et la conception des divers appareils électroniques de jeu et, si nécessaire, de faire modifier ceux-ci afin de les rendre moins dangereux. Le jeu responsable, c’est en premier lieu une gestion responsable (lire sécuritaire).
Alain Dubois
Image: Kim Auclair