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la fongibilité d'un être-mort

Publié le 14 février 2008 par Deklo
Boris Charmatz Herses (une lente introduction)
undefined  Vous avez ce corps puissant, ce corps fonctionnel, ce corps qui déploie des mécanismes pour s’organiser entre nécessités, jusqu’à la nécessité du non-nécessaire, et possibilités, jusqu’à la possibilité de l’impossibilité.
  On peut rentrer dans le vif du sujet, on peut prendre un exemple, on peut prendre un idéal, n’importe lequel, les idéaux sont interchangeables en ce qu’ils fondent, c’est-à-dire ils posent, liquéfient et s’abattent sur le monde, les choses et les êtres dans leur fongibilité, on peut prendre l’idéal de la mort, parce qu’alors le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est à vif.
  Qu’est-ce que c’est la mort ? A quoi ça sert ? A quoi ça peut servir ? La question est énorme, parce que précisément la mort, c’est le point d’achoppement, ce sur quoi bute un corps qui est voué à fonctionner, en ce que la mort, c’est ne pas fonctionner du tout. Déjà, on peut dire que la mort n’existe pas. On peut dire que la mort ni n’existe, ni n’existe pas, que la question ne se pose pas en ces termes. Il faut la prendre par tous les bouts, c’est évidemment très délicat. Elle se dessine par effectuations. Vous avez cette puissance d’effectuations du corps voué à s’organiser et à fonctionner qui non seulement utilise les choses, mais encore fabrique des utilisations de choses et même fabrique des choses d’utilisations. Ce n’est pas rien, c’est l’activité la plus joyeuse, la plus jouissive du monde. Vous voyez ce corps se souvenir, tirer des leçons, déduire, prévoir, il faut voir ce que c’est s’organiser, c’est aller à la marge, la marge de manœuvre entre ce qui est nécessaire et possible, c’est saisir les possibilités et rendre possible. Et puis dans les effectuations de ce corps, il y a mourir, c’est-à-dire ne plus fonctionner. Alors là on touche un nerf, un point sensible, un nœud. Vous avez la mort comme effectuation de puissance. C’est-à-dire vous avez toutes les effectuations que votre organisation génère, ce que vous rendez possible, les échos de ce que vous rendez possible, ce que vous pouvez déduire et prévoir, comme ce qui surgit de façon imprévue comme conséquence, et puis vous avez la mort, qui peut surgit aussi, qui surgit de toutes façons, comme conséquence, conséquence d’un accident, d’un acte, d’une maladie, etc. Vous allez même pouvoir la prévoir et la déduire, vous allez même pouvoir organiser des parades, mais vous allez quoi qu’il en soit buter sur la mort.
  La mort est donc une effectuation de puissance, puisque, évidemment, si vous ne vivez pas, c’est-à-dire si vous ne vous organisez pas, et je ne parle pas de s’organiser à ne pas s’organiser, parce que c’est s’organiser quand même, bien sûr vous ne mourez pas. Et la mort est une effectuation en puissance, puisque vous pouvez vous organisezrcomme vous voulez, vous allez mourir, c’est-à-dire que votre organisation va avoir comme conséquence la mort ou vous allez vous organiser avec la mort comme conséquence de l’organisation d’un virus ou de l’organisation d’un meurtrier ou… etc. Là on est précisément entre nécessités et possibilités, marges, marges de manœuvre. Là vous avez quelque chose qui défie votre organisation. Vous n’avez pas le contrôle absolu, parce que le contrôle absolu, ce serait de ne pas mourir, mais vous n’êtes pas non plus impuissant, non pas tant parce que ce qui ne tue pas rend plus fort, non, mais parce que simplement c’est parce que vous êtes puissant que vous mourez, et même vous mourez de toute votre puissance.
  Je ne suis pas dans la conception de la mort là. Je regarde comment ça s’organise, comment ça marche, comment ça peut marcher. Je ne parle pas d’un duel dans lequel la mort et la vie tendent à se donner tort, il est très beau ce combat, mais c’est une parade imaginaire. Ce qu’il faut voir, c’est un corps voué à fonctionner qui ne fonctionnera plus du tout. Ce qu’il faut voir, c’est que ne plus fonctionner du tout, pour ce corps, est une effectuation. Et ce qu’il faut voir encore, c’est que tant qu’il fonctionne, il fonctionne très bien, ce corps, il s’organise de toute sa puissance. On ne fait pas l’expérience de la mort, par exemple. Quand vous êtes malade, accidenté, intoxiqué, blessé, heurté, ce que vous éprouvez, c’est la puissance de votre corps. On ne meurt pas facilement. On tient, on résiste, on lutte. La puissance, c’est un déploiement, un déferlement, un déchaînement, c’est le corps qui hurle inlassablement de toutes ses forces, et même si ses forces s’amenuisent, et même s’il s’épuise à hurler, et même si son hurlement est un murmure sourd, un râle et encore un dernier souffle, il hurle, il hurle jusqu’à ne plus hurler du tout.
  Vous voyez que la question de la mort ne se pose pas, puisqu’on ne l’expérimente pas, que ce qu’on éprouve, c’est de toutes façons la vie, que la mort, c’est une expérience de vie, on vit la mort.
  Alors vous avez ce point d’achoppement, ce défi organisationnel d’un corps voué à s’organiser et à fonctionner à ne plus fonctionner du tout. Et puis vous avez un autre point d’achoppement si vous prenez ça par le bout de la survie de l’espèce. Vous avez ces corps qui s’organisent et qui meurent, je ne dirais pas qu’ils sont voués à la mort, je suppose qu’on pourrait le dire, mais j’ai des raisons précises pour ne pas le dire encore, pas comme ça, et vous avez une espèce qui, elle, en tout cas, est vouée à être immortelle, qu’elle le soit ou non, que le monde meurt et qu’on n’en parle plus ou non. Là on est dans d’autres mécanismes, dans d’autres articulations parce que si vous concevez la survie de l’espèce, si même vous pensez la survie de l’espèce, alors ces corps certains de mourir sont déjà morts d’être fongibles. C’est que la survie de l’espèce n’est pas à un individu près, que les individus sont interchangeables, qu’ils sont pris dans leur fonction de se reproduire et de ne pas s’entretuer et que cette fonction est remplie par des corps morts d’assurer la survie de l’espèce. Vous entendez ce que je dis là : la survie de l’espèce, ce n’est pas autre chose que la mort de ses organismes, de ces corps voués à s’organiser. Et ces corps, s’ils portent la mort en eux, s’ils sont voués à mourir, s’ils sont même déjà morts, c’est de se reproduire, de s’organiser à ne compter pour rien, à disparaître, à avoir déjà disparu. Vous voyez le court-circuit : une puissance de vie qui s’organise à, non pas mourir, mais à être morte. Etre, ce truc énorme-là, cet absolu, cette ontologie, être, c’est ne pas être, être, c’est être mort. Ce corps voué à s’organiser et à fonctionner jusqu’à mourir, jusqu’à ne plus fonctionner, est un corps sans fonction au regard de la survie de l’espèce dès lors qu’elle est assurée. C’est là que se pose la question de l’être, là que se pose la question de la mort, puisque c’est une seule question que pose et qui pose cet être-mort.
 Là, on est au point de croisement, au point d’articulation et de jointure, au pli, au gond du problème du but, de la génération ou la dégénérescence de sens, du corps sans fonction, de l’être-mort, des échos d’effectuations de puissance, des rapports situationnels et encore du pouvoir magique de contrôle absolu – la logique, c’est encore de la magie –. Il faut voir que, pour un corps voué à s’organiser, la survie de l’espèce et la mort sont des questions qui se rétractent à son organisation. Il faut voir que ce sont des champs impossibles à investir, que de la survie de l’espèce et de la mort, un corps voué à s’organiser ne peut rien faire, qu’il est même mis en échec dans sa vocation à s’organiser, en ce que la survie de l’espèce et la mort sont inorganiques, points morts, forces d’inertie tout autant qu’il est lui-même inorganique, c’est-à-dire sans organe, point mort, force d’inertie comme corps sans fonction, être-mort de la survie de l’espèce en tant qu’instance de sa propre mort. Là vous devez sentir le rapport s’établir entre un corps puissant et son impuissance de la survie de l’espèce, c’est-à-dire donc de la survie de sa mort. Vous avez des échos d’effectuations d’un corps puissant et des échos d’effectuations de la survie de l’espèce qui se longent en restant forcément réfractaires les uns aux autres : une puissance organisationnelle qui ne peut pas investir le champ de sa mort, qui s’organise dans la marge, qui ne fait rien de sa mort, parce qu’il n’y a rien à faire et une machine organisationnelle qui survit indépendamment de la mort de ses membres. Vous voyez que ça n’a rien à voir, c’est complètement indépendant, parfaitement étranger, incommensurable, sans commune mesure, sans mesure aucune. Ca pourrait se longer comme ça toujours sans jamais se soucier les uns des autres autrement que par effectuations annexes : des corps puissants d’échos d’effectuations et parmi ces effectuations, la survie de leur espèce, et une espèce dont la survie effectue des échos, offre des possibilités dans les organisations de ses membres, par exemple la solidarité. Et c’est dans le rapport à la mort que va s’articuler la jonction impossible entre le corps puissant et la survie de l’espèce. Le rapport à la mort de la survie de l’espèce, le rapport à la mort du corps puissant, deux rapports qui pourraient ne rien avoir à voir, mais qui coïncident et se contaminent. C’est le rapport à la mort qui va faire exister le corps puissant et la survie de l’espèce l’un par rapport à l’autre, les établir dans une interdépendance aliénante et folle d’existence, où le corps puissant par rapport à la survie de l’espèce est être-mort et où la survie de l’espèce par rapport au corps puissant est la survie de sa propre mort. J’insiste sur ce point que c’est le rapport à la mort le contage, et non la mort elle-même, car la mort n’existe pas, la mort est inutile, réfractaire, de la mort, on ne peut rien faire. C’est un rapport que pose le problème de la mort. Concevoir la mort, c’est établir un rapport qui fait exister la mort pour se faire soi-même exister comme mort.
  J’aimerais que vous mesuriez l’immensité époustouflante de ce corps voué à s’organiser qui va aller jusqu’à organiser l’inorganique et l’impossible, qui va s’épuiser, se tuer, se faire mort, pour ne rien laisser hors de sa portée. Vous ne pouvez pas ne pas ressentir l’éblouissement de cette tentative affolée.
 
  Vous voyez que je ne suis pas dans des questions d’origines, que je ne cherche pas de causalité, de cause ou de but, je regarde des mécanismes, des articulations, des opérations et des combinaisons, je regarde comment ça fonctionne. Cela veut dire que je ne dis pas que le corps puissant va concevoir la survie de l’espèce comme parade à l’hypothèse de sa mort ou que de sa conception de la survie de l’espèce va surgir l’hypothèque de la mort. Je dis qu’il y a une hypothèse hallucinée de la mort, une survie de l’espèce comme survie de la mort et un être-mort. Je les vois s’articuler, se répondre et se correspondre, s’effectuer et se contre-effectuer dans des rapports situationnels qui les condamnent à être interdépendants.
  Je passe par un autre chemin encore. J’attrape un autre bout. Celui de la parade idéale, de l’hypothèse/hypothèque de la mort. Donc vous avez un corps puissant qui est un corps sans fonction, un être mort et une survie de l’espèce qui est survie de mort. Vous devez sentir l’impuissance de ce corps face à la survie d’une espèce immortelle qui constitue l’hypothèse de sa propre mort en tant qu’il lui est dispensable, anecdotique et fongible, déjà mort donc. Un corps voué à fonctionner sans fonction. Vous devez voir que la question de l’être pose ce corps en tant que mort. Vous devez mesurer l’énormité affolante, la violence sourde, l’épouvante de la chose. Je suppose que vous pouvez concevoir un corps paralysé par la peur. Vous savez peut-être que c’est une parade de survie, en ce que les prédateurs carnivores sont sensibles aux mouvements, s’immobiliser, c’est quasiment disparaître à la vue du chasseur. Vous avez donc un être-mort paralysé devant la survie de mort, atterré par les échos d’effectuations qui lui échappent, au regard desquels il ne compte désespérément pour rien. Vous avez la mort surgissant par effectuations que vous pouvez prévoir, déduire, contre laquelle vous pouvez dégager des marges, mais sur laquelle vous allez finir par buter et là vous avez une hypothèse de mort qui va hypothéquer absolument tout, dès lors qu’elle vous fonde en tant qu’être. En d’autres termes, c’est dans l’ombre de la mort que le corps puissant voué à fonctionner va s’établir à ne plus fonctionner, c’est en tant que déjà mort qu’il va vivre. L’hypothèque de la mort, c’est une contagion, une propagation hallucinée. La question de l’être, du but ou du sens de la vie, du contrôle absolu immortel, ne peut se poser qu’à ce corps voué à fonctionner comme corps sans fonction dont la vie n’est plus qu’une errance dans ce désert stérile sous l’ombre de la mort. Vous voyez je suis très calme, j’insiste beaucoup, j’avance très doucement là.
  Il faut voir un être-mort qui maintient une survie de mort en étant-mort, une survie de mort qui maintient un être-mort en étant la mort des êtres. Il faut voir comment un être-mort va s’effectuer, alors qu’il n’en peut plus de disparaître, d’avoir déjà disparu, qui va se fonder dans la fongibilité qui le fait disparaître et en même temps le rend immortel. Vous voyez la tension de cet être qui disparaît d’être et est de disparaître, cette tension, c’est son immortalité. Car l’être-mort est immortel de survivre de sa mort. L’être-mort ne peut pas mourir : il est déjà mort, disparu, hypothéqué.
  J’aimerais vous faire sentir la défaite de ce court-circuit dans lequel le corps échoue, est mis en échec et dérive.


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