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Archives : le prix à payer

Publié le 21 février 2008 par Rendez-Vous Du Patrimoine

Cliché I. Rambaud
Les œuvres d’art, les monuments historiques, l’action artistique font l’objet de vifs débats au sein des milieux culturels et au delà.
Les archives auraient-elles disparu de ce concert ? A part les professionnels, qui s’en soucie ? Et pourtant, nous sommes tous concernés. Avec une loi à l’horizon.

La nouvelle loi sur les archives, dont le projet a été adopté au Sénat le 8 janvier, suscite chez les archivistes quelques échos sur les délais de communication (réduits, sauf pour une nouvelle catégorie exclue de la communication) et la prise en compte des groupements de collectivités t erritoriales.
Nous pouvons globalement nous en réjouir au nom de la transparence et de l’accessibilité des citoyens à leur histoire.
Il y est par ailleurs affirmé, comme dans la précédente loi (du 3 janvier 1979, Code du patrimoine, L212-1), que les archives publiques sont imprescriptibles. Tout comme les collections des musées de France (article 11 de la loi du 4 janvier 2002).
Imprescriptible veut dire : « qui n’est pas susceptible de s’éteindre par prescription » autrement dit, en langage courant « qui ne peut disparaître ni être supprimé », « éternellement valable ». Cela signifie par exemple que le propriétaire public peut revendiquer son bien sans limite de temps dans le cas où ce bien aurait été volé.
Derrière ce terme un peu obscur, se cache en négatif un grand absent, mais que notre inconscient nous souffle : le mot inaliénable qui lui signifie : « qui ne peut être cédé, tant à titre gratuit qu'onéreux, ni grevé de droits réels » et que l’on associe volontiers à « imprescriptible » dans la formule « magique » et courante : « imprescriptible et inaliénable ». Donc hors commerce et sans lien avec les contingences de droit privé.
Jean Favier et Danièle Neyrinck ont pu souligner que « dès le 16 mai 1896, un arrêt de la cour de Nancy indiquait que « les archives de l'État font partie du domaine inaliénable et imprescriptible » (1).
Cette inaliénabilité, appliquée aux archives de l’Etat, s’est ensuite étendue à celles des collectivités territoriales et, dans le discours habituel, les professionnels répètent à l’envie la formule.
Dans le projet de loi actuel, le terme inaliénable, appliqué aux archives, n’est cependant pas mentionné, alors que les œuvres d’art des collections publiques ont eu l’honneur d’un rapport en ce sens remis par Jacques Rigaud à la ministre de la Culture le 6 février.
Donc imprescriptibles, c’est dit, mais pas inaliénables ? Les archives publiques ? L’inaliénabilité ne peut-elle être revendiquée ? Sont-elles même si imprescriptibles que cela ?

Ces questions renvoient, à l’heure du grand développement de l’économie culturelle, à la question ultime de la valeur.
Les archives ont-elles une valeur et dans ce cas laquelle voulons-nous leur donner ?
La valeur marchande des archives

Il s’agit à la fois de la valeur des archives et du prix que la société est prête à mettre pour les conserver et les valoriser.
On connaît l’existence d’un marché des archives (pas toujours privées) qui propose bien de mettre un chiffre en dollars ou en euros sur les documents.
Les assurances l’exigent en cas de prêt pour des expositions.
Cette valeur se « définit » en fonction de plusieurs critères objectifs : l’ancienneté du document, sa rareté historique, son état de conservation, son contenu ou sa forme. Elle reste soumise à la loi d’un marché somme toute limité aux autographes, cartes, plans, photographies, affiches et chartes anciennes. Une charte calligraphiée du XIIIe siècle sera a priori plus cotée qu’une pelure de correspondance administrative échappée d’un carton.
On sait aussi que la conservation des archives (publiques) représente un coût pour l’Etat et les collectivités : 53 € le mètre linéaire classique, nous dit-on. Les Conseils généraux le savent bien qui, depuis 1986, ont en charge toutes les archives publiques de leur département, y compris celles de l’Etat et des services déconcentrés.
On sait aussi que leur valorisation culturelle, à l’aune de la révolution numérique, profite au vaste marché des prestataires informatiques, à coup de centaines de milliers d’euros (numérisation en salle de lecture, sites Internet par exemple).
On sait aussi que les « archives », qui prennent ce nom dès leur production pour que la chaîne de traitement soit continue, doivent être triées. Toutes n’accèderont pas au statut d’archives historiques ; certaines seront éliminées et de fait vendues comme matière première. C’est bien là ce qui ne permet pas, sans doute, de rendre les archives complètement « inaliénables » puisqu’elles changent alors de statut symbolique et peuvent être vendues, perdant aussi de fait leur caractère « imprescriptible ».
Sans doute faudrait-il donc appeler autrement ces documents à la vie éphémère produits par l’administration publique et qui jamais n’arriveront dans les services d’archives pour une conservation définitive mais qui, par la grâce des « visas d’élimination » du pouvoir régalien des archivistes, se transformeront en papier recyclé. A l’inverse, réservons aux archives historiques, définitives, le mot « archives » qui, elles, de fait, pourraient demeurer « imprescriptibles et inaliénables » et s’affirmer comme telles.
Il faut ajouter que le projet de loi prévoit le dépôt éventuel de ces « archives » publiques intermédiaires par leurs producteurs « auprès de personnes physiques ou morales agréées à cet effet ». De quoi désengorger les couloirs de l’administration. Mais entretenir aussi la confusion en terme de vocabulaire.
Ainsi des associations, des institutions spécialisées par thèmes, mais surtout des sociétés d’archivage privées vont prendre, moyennant finances, le relais de l’administration service public. L’externalisation de l’archivage « intermédiaire » jusque là tabou sur le papier entre donc par la grande porte, celle de la loi. Celle-ci, en acceptant ces dépôts d’archives intermédiaires (contrôlés par l’administration) reconnaît deux choses.
Premièrement, le service public n’est plus le seul à pouvoir gérer les « archives » publiques destinées à l’élimination, toute cette zone « innommable » qui va du bureau du fonctionnaire à la machine à déchiqueter.
Deuxièmement, la conservation temporaire de ces archives nécessite des budgets de fonctionnement qu’il faudra bien trouver mais qui sont peut-être moins lourds que les budgets d’immobilisation d’espace et de charges de fonctionnaires permanents ou en réalité absents.
Enfin signalons que des peines renforcées sont prévues pour tout délit commis sur des archives publiques pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amendes (destruction, dégradation, détérioration).
C’est aussi le prix affiché pour le respect qu’on leur doit.


Cliché I. Rambaud
La valeur symbolique des archives

Je parle donc ici des archives « historiques », définitives, celles qui resteront, pour leur valeur pérenne, dans la gestion du service public.
Elles font partie de la catégorie des objets « à conserver pour être transmis ».
L’anthropologue Maurice Godelier, qui a longuement exploré le triple concept vente/don/transmission, y mettait les objets sacrés ou les textes de loi, sans négociation possible : « Garder, c’est ne pas séparer les choses des personnes parce que dans cette union s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre… » (2).
C’est redire que les archives publiques ne peuvent être ni vendues ni données. Qu’elles sont sans prix, hors de prix. Par nature.
Qu’il est par exemple scandaleux d’en trouver sur des sites de ventes aux enchères sur Internet.
Pourquoi alors ne pas le dire clairement et ne pas l’inscrire dans la loi ?
Les archives participent en effet du patrimoine commun de l’humanité et, à ce titre, éclairent la diversité culturelle, les droits de l’Homme et les libertés fondamentales.
L’unité du genre humain, son aspiration à l’universalité au-delà des particularismes se reflète à travers la mémoire historique, conservée grâce aux archives.

La nation a donc un impératif éthique à les protéger et à les valoriser. Comme des trésors, certes démunis d’une quelconque origine sacrée, mais insignes, inviolables et respectables.
En 1994, la Conférence Internationale de la Table Ronde des Archives (CITRA), qui s’est tenue à Salonique, a rappelé à cet égard que « les archives publiques, inaliénables et imprescriptibles, ne peuvent constituer des trophées ni servir d’objets de troc » (3).
On peut craindre en effet que « le plaisir d’offrir » saisisse un jour au point que les archives deviennent une réserve naturelle pour de beaux cadeaux de type « authentique et historique ».
On peut craindre aussi que certaines archives publiques intégrées dans les collections définitives mais moins prestigieuses que d’autres, moins consultées que d’autres, puissent un jour apparaître comme susceptibles, par une vente rémunératrice, d’alléger les coûts de gestion des autres « les plus connues » (aujourd’hui), les plus fréquentées (aujourd’hui).
Pas de souci pour l’état civil, protégé par les bataillons de généalogistes qui l’utilisent à plein régime. Mais les autres ? Les séries peu consultées dont des évaluateurs avisés finiront bien par constater qu’elles « encombrent les rayonnages », n’attirent aucun chercheur et ne rapportent rien ?
Dans le monde naturel, on côtoie encore les tigres majestueux et parce qu’ils sont un peu visibles, on se plaint de leur imminente disparition. On voit moins les milliers d’insectes, les milliers de plantes chétives qui disparaissent tous les jours et dont la perte menace la biodiversité. De même, ne soyons pas assez aveuglés par les sirènes du profit ou effrayés par les coûts nécessaires à la bonne conservation des archives pour céder sur cette question de leur diversité et de leur inaliénabilité. La nation doit accepter de traiter de pair les vedettes et les sans grades, les tigres et les insectes. Et d’y mettre le prix.
Au risque un jour de n’avoir qu’une mémoire sélective, reflet des besoins définis par les chercheurs à un moment donné ou sur un territoire donné. A moins que ce ne soit par un cabinet d’évaluation.
Pour autant, il ne s’agit pas de donner dans une conservation tous azimuts et à la pièce près. Les tris sélectifs en amont doivent se poursuivre et de ce point de vue les tableaux de gestion élaborés par la profession, validés par la Direction des Archives de France, demeurent les garants d’une politique nationale s’appliquant avec rigueur à l’ensemble du territoire, de manière à lui garantir un traitement égal.
Cliché I. Rambaud
Mais que l’on nous garantisse aussi l’immunité des archives publiques et que l’on répète inlassablement qu’elles sont imprescriptibles et inaliénables, dans toute leur diversité.
Pour nous tous et les générations à venir.

(1) François Bédarida, L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, 1995, p. 96.
(2) Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, ce que nous apprend l’anthropologie, 2007, p.88.
(3) Charles Kecskeméti, dans Archives et patrimoine, Marie Cornu, Jérôme Fromageau, 2004, p. 49.
Merci pour votre lecture ! Thank you for reading !

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