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On dépend du ciel (in memoriam)

Publié le 04 décembre 2011 par Perce-Neige

On dépend du ciel (in memoriam)Pour R.,dont les yeux dévorés de bonté, se sont (enfin) fermés pour toujours, avant-hiersoir, au troisième étage d’un hôpital indigne, comme le sont tous les hôpitaux,à deux pas du (de notre) paradis, ou presque, en hommage à toute une vie, ce texte de Jean Rouaud dans« Les champs d’honneur » (Ed. de Minuit), dont il nous était arrivéde parler, une brise d’été dans les arbres, mille et une (au moins) constellationsd’étoiles pour décor :
Après lamort de papa, c'est un sentiment d'abandon qui domine. Le cours des chosesépousait sa pente paresseuse avec un sans-gêne barbare : jardin envahi par lesherbes, allée bordée de mousses vertes, le buis qui n'est plus taillé, lesdalles de la cour qui ne sont plus remplacées et où l'eau croupit, le mur debriques percé de trous, les objets en attente d'un rangement, les rafistolagesdans un éternel provisoire. Plus rien ne s'opposait au lent dépérissement. Dansles jours qui suivirent la mise en terre, Julien, le fossoyeur, rapporta à lamaison trois objets de valeur qu'il avait exhumés du caveau familial : les deuxalliances des parents de papa et le dentier en or de sa mère. Il déposa son trésorsur la table de la cuisine, timidement, avec l'humilité des réprouvés. C'étaitun ancien ouvrier agricole, le grade le plus bas dans la hiérarchie descampagnes, un loueur de ses bras qu'on couchait dans l'étable et qu'onsalariait d'un couvert. Accéder au poste de fossoyeur municipal fut pour luiplus qu'une promotion inespérée, une sorte d'adoubement. Il avait été recrutésur une métaphore. Accompagnant son patron à sa dernière demeure, il auraitrépondu au maire qui le sollicitait : « Les morts, c'est comme la semence, onmet en terre et après, tout dépend du ciel. » Peut-être en effet est-ce parcequ'ils enterrèrent d'abord leurs morts que les premiers hommes, confiants en larésurrection, inventèrent des millénaires plus tard ce geste plein d'espéranced'enfouir des graines dans le sol. Quoi qu'il en soit, l'anecdote, rapportée,valut à Julien de la considération. On lui trouva de la profondeur, celle quisied à la fréquentation des morts. Dans les commentaires, il se disait qu'aucontact de la nature la solitude atteint fréquemment à cette dimension cosmique- et cela paraissait plus évident que d'une pomme qui tombe concevoir les loisde la gravitation universelle. La place de fossoyeur municipal étant vacante,le maire et son conseil, impressionnés par ce parangon de la sagesse populaire,l'attribuèrent spontanément au journalier philosophe sans emploi. Les premierstemps, il crut qu'on attendait encore de lui quelques sentences. Il ne manquaitjamais de placer : « Les pierres sont les os de la terre », mais, ne retrouvantpas la veine de ses débuts, il se cantonna bientôt prudemment dans son fief. Dufait de sa familiarité avec les morts, il s'accordait le privilège de ne pasbaisser la voix quand il dirigeait les opérations, écrasant le murmure desvisiteurs et marquant ainsi sa puissance locale. Il circulait comme un chatentre les tombes dans son ensemble bleu rapiécé, terreux, le béret rabattu enaccent circonflexe sur les yeux, progressant à longues enjambées dans sesbottes de caoutchouc vert.

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