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Maître Eckhart : De l’homme pauvre qui n’a jamais reçu mauvaise fortune

Publié le 05 décembre 2011 par Unpeudetao

   Au cours d’un sermon fait au chapitre, un grand maître ès Écritures raconta l’histoire d’un homme dont il est dit dans la Sainte Écriture qu’il désirait depuis huit ans que Dieu lui montrât quelqu’un qui lui apprît la voie de la vérité. Et comme il était en grand désir, une voix lui parvint de la part de Dieu, lui disant : « Va à l’église, là tu trouveras quelqu’un qui t’enseignera la voie de la vérité. » Il y alla et trouva un homme pauvre, dont les pieds étaient écorchés et pleins de boue, et dont tous les vêtements valaient à peine quatre sous (trois pfennigs). Il le salua en disant : « Que Dieu te donne le bonjour. » L’homme répondit : « Je n’ai jamais reçu de mauvais jour. » Il dit alors : « Que Dieu te donne bonne fortune. » L’homme dit : « Je n’ai jamais reçu mauvaise fortune. » Il dit alors : « Que Dieu te rende heureux. » L’homme répondit : « Je ne fus jamais malheureux. » Il dit alors : « Que Dieu te donne le salut. Explique-moi cela, car je ne puis te comprendre. » L’homme dit : « Je le fais : tu m’as dit que Dieu me donne le bonjour, et je t’ai répondu que je n’ai jamais reçu de mauvais jour. Si j’ai faim, j’en loue Dieu ; si j’ai froid, j’en loue Dieu ; suis-je dans la misère et dans l’opprobre, je loue Dieu ; c’est pourquoi je n’ai jamais reçu de mauvais jour. Quand tu m’as dit : que Dieu te donne bonne fortune, j’ai répondu : je n’ai jamais reçu mauvaise fortune. Car ce que Dieu m’a donné ou qu’il m’a fait subir, tout cela je l’ai reçu de Dieu comme étant le meilleur : c’est pourquoi je n’ai jamais reçu mauvaise fortune. Tu m’as dit : que Dieu te rende heureux, et j’ai dit : je n’ai jamais été malheureux, parce que j’ai totalement donné ma volonté dans la volonté de Dieu : ce que Dieu veut, je le veux aussi, et c’est pourquoi je ne fus jamais malheureux, car je ne voulais que la volonté de Dieu. » « Ah, cher homme, et si Dieu voulait te jeter en enfer, qu’en dirais-tu ? » L’homme dit alors « Me jeter en enfer ? Je l’en défie ! Mais même s’il me jetait en enfer, j’ai deux bras pour l’enserrer. L’un est la vraie humilité, je le mettrais au-dessous de lui et je l’enserrerais avec le bras de l’amour. » L’homme parla ainsi : « J’aime mieux être en enfer et avoir Dieu qu’au paradis sans avoir Dieu. »

Maître Eckhart (1260-1327).

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