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Un frère…

Publié le 09 décembre 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 39 (nouvelle série)

La fraternité vous a souvent l’air d’une évidence aux belles rondeurs, offerte comme une donnée immédiate de l’existence. Sans doute parce que je suis ce qu’on appelle un « fils unique », j’ai toujours pensé qu’elle se construit comme sur d’autres plans la citoyenneté ou l’amitié. Et la fraternité peut aussi se décliner selon des tas de modalités, en fonction des affinités qui se tissent au-delà d’une certaine communauté de situation…

Dans le contexte déshumanisé de l’univers concentrationnaire, il s’est trouvé au moins une voix pour parler de ce frère dont le manque était alors synonyme d’une cruelle absence d’humanité. Un frère qui a des allures de double, un frère qui vit une vie heureuse dans « un monde qui est à l’extérieur », dans un monde dont le camp de Bergen-Belsen est tout le contraire. De là où le jeune déporté Uri Orlev parlait, un certain 10 avril 1944, la fraternité telle que nous pouvons la concevoir ou la vivre ne pouvait être qu’un idéal ou un luxe inaccessible. Le terrain du Sonderlager était stérile pour qu’y puisse exister autre chose que le chacun pour soi où finalement le jeune prisonnier veut puiser quelque force. Mais il lui aura fallu au préalable passer par l’idée de ce frère, lien ténu vers la vraie vie…

Uri Olev, né Jerzy Henryk Orlowski à Varsovie en 1931, n’a pas fait œuvre de poète depuis sa sortie du camp où il fut déporté toute l’année 1944 avec sa tante et son frère cadet. Mais il a griffonné des vers sur une planche détachée d’un châlit, avant de les recopier sur son Taschenbuch qu’il emportera avec lui en Israël, où il débarqua en septembre 1945. Indéniablement, ces mots sauvés furent d’une certaine manière des mots sauveurs . Depuis, il est devenu auteur de livres pour enfants. Ce n’est qu’en 2005 qu’il se décide à publier une traduction en hébreu avant la présente traduction française en 2011 aux éditions de l’Éclat. On lira une très belle évocation d’une rencontre avec Uri Orlev sous la plume d’Angèle Paoli, dans son blog Terre de Femmes.

NB : J'ai titré "Un frère" mais ce poème n'avait pour titre que sa date d'achèvement, ici le 10 avril 1944...

Le ciel, le même partout , est limpide et vaste.

Le soleil, le même partout, se pare d’or,

La forêt, la même partout, est verte,

Et partout, en tout temps, le soleil se couche en rouge ;

Tout dans la nature est étonnamment beau

Et seule la vie est une illusion.

Là-bas le vacarme retentit

Dans les banquets arrosés,

Alors que le désespoir ici

Est aussi muet qu’un grand fleuve figé.

Là-bas, dans cette partie-là du monde,

Chacun de nous a un frère, en vrai

Il n’est pas vraiment un frère, ni un fils pour sa mère,

Mais il a un nom.

Son frère là-bas mène une vie dissolue

Sans se préoccuper du malheur des autres.

Et nous, écrasés par la calamité,

Il semble qu’au souvenir nous serons liés à jamais

Et qu’après tout, après tout ce qui est arrivé,

Nous ne nous relèverons pas si vite de l’humiliation et du malheur.

Certains ont le cœur blessé, d’autres le cœur brisé,

Nous ne reviendrons pas si vite au monde qui est à l’extérieur

Là-bas, notre frère compatissant vit dans la fête et la danse,

Parce que dans la réalité telle qu’on la voit,

Chaque homme est frère et compagnon de tous les autres :

L’image de chacun ressemble à celle de tous,

Mais il n’y a rien là-dedans, chacun complote quelque chose de sombre

Et finit par tuer son ami,

En fait non, mais à tous les coups il le vole et il l’humilie.

Il tyrannise son frère, le fait souffrir, l’exploite et le fait tomber.

Je lutterai pour ma survie avec mes forces seules,

Sans laisser les autres m’aider, je me débrouillerai seul,

Car même si partout ciel et soleil sont identiques,

Les gens sont toujours différents, car la vie est ainsi.

Si j’échoue et n’arrive pas à la destination voulue,

Si je perds mon chemin, ce sera de ma faute,

Mais si je surmonte les obstacles et y arrive par mes propres forces,

J’aurai de quoi être fier :

J’aurai réussi à atteindre mon but en comptant seulement sur moi-même.

Uri Orlev, Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année, traduits du polonais par Sabine Huynh, éditions de l’éclat, 2011.


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