J’aime les fruits défendus, et surtout quand ils sont des livres. Quelle est cette joie sauvage et enfantine quand je serre dans mes mains un livre tant convoité, puis lorsque je le feuillette avec une curiosité fébrile ? « Tu es bibliophile », pourrait-on me répondre.
En effet, le dictionnaire de Littré dit brièvement que la bibliophilie, c’est « L’amour du livre». Mais l’amour du livre est bien vaste. Est-ce tout ?
Le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts de Marie Nicolas Bouillet est un peu plus précis :
« BIBLIOPHILE(du grec biblion, livre , et philos, ami), amateur de livres, celui qui aime sagement les livres, qui a du goût pour les bons ouvrages et qui sait les discerner d'avec les mauvais. Ce mot se dit par opposition à bibliomane. Il a été formé en France, en 1820, une Société de bibliophiles qui se compose de vingt-quatre membres et de cinq associés étrangers, et qui n'admet dans son sein aucune personne faisant commerce de livres. Elle réimprime des ouvrages rares, et ne les tire qu'à autant d'exemplaires qu'elle compte de membres. »
Donc le bibliophile aime les livres, mais possède un savoir sur ses livres, sur l’objet matériel (la typographie, l’édition, la reliure, la qualité d’impression, les gravures et illustrations, les exemplaires, les faux, la rareté de l’ouvrage, les livres détruits et perdus, les collections etc. ) et l’objet abstrait (notoriété de l’auteur, valeur du texte, etc ;)
Si je m’en tiens à cette remarque, je ne suis donc pas bibliophile, tant cet art et cette pratique demande une connaissance et une culture phénoménale des livres anciens, rares et précieux. De plus, je ne possède pour l’instant aucun livre ancien, rare ou précieux dans son édition originale. J’en ai certes dans des éditions contemporaines, livres exhumés par des éditeurs bienveillants et audacieux.
Ne serais-je donc pas plutôt « bibliomane » ou « bibliomaniaque » ou « bibliolâtre »?
Mon cher Littré me dit ceci :
BIBLIOMANE
Celui qui a la passion des livres et surtout des livres rares, des belles éditions, etc.
Termes grecs signifiant livre (voy. BIBLE) et être fou (voy. MANIE).
BIBLIOMANIE
Passion excessive des livres.
La bibliomanie, comme disait feu M. Patin [Guy Patin], a été une des maladies de ce siècle [XVIIe] ; chacun, par un luxe curieux, a voulu avoir des livres, et former de grands corps de bibliothèques. [Vigneul-marville, Mél. d'hist. et de litt. p. 46]
BIBLIOMANIAQUE
Qui tient de la bibliomanie.
Auriez-vous cru que la fureur bibliomaniaque pût aller jusque-là ? P. L. COUR. Lett. I, 324.
BIBLIOLATRE
Du grec, livre, et, adorer.
Celui qui a l'idolâtrie des livres.
Ah ! mon ami, pardonnez-moi ce mot, vous êtes vous-même un grand bibliolâtre, DE BROSSES, Lettres sur l'Italie, XLIX (ce mot est souligné dans l'original).
Le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts est encore un peu plus précis :
« BIBLIOMANE(de biblion, livre, et mania, folie), celui qui a la. passion des livres, surtout des livres rares et curieux, et qui les recherche non pas tant pour s'instruire que pour en repaître sa vue et se féliciter de les posséder. La bibliomanie est l'aberration de la bibliophilie. Le mot bibliomanie est de la façon de Gui-Patin. Né en Hollande,à la fin du dix-septième siècle, celle passion règne surtout en Angleterre. où l'on a vu payer des prix fabuleux pour des livres qui n'avaient de valeur que par leur rareté ou leur singularité. Th. Dibdin s'est fait le guide de ses amateurs fanatiques en publiant à leur usage sa Bibliomania (Lond., 1811) et sa Bibliographical Decameron (1817). »
L’Encyclopédie d’Alembert est plus virulente sur le bibliomane :
BIBLIOMANIE, s. f. fureur d’avoir des livres, & d’en ramasser.
« M. Descartes disoit que la lecture étoit une conversation qu’on avoit avec les grands hommes des siècles passés, mais une conversation choisie, dans laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. Cela peut être vrai des grands hommes : mais comme les grands hommes sont en petit nombre, on auroit tort d’étendre cette maxime à toutes sortes de livres & à toutes sortes de lectures. Tant de gens médiocres & tant de sots même ont écrit, que l’on peut en général regarder une grande collection de livres dans quelque genre que ce soit, comme un recueil de mémoires pour servir à l’histoire de l’aveuglement & de la folie des hommes; & on pourroit mettre au-dessus de toutes les grandes bibliothèques cette inscription philosophique : Les petites maisons de l’esprit humain.
Il s’ensuit de-là que l’amour des livres, quand il n’est pas guidé par la Philosophie & par un esprit éclairé, est une des passions les plus ridicules. Ce seroit à peu près la folie d’un homme qui entasseroit cinq ou six diamans sous un monceau de cailloux.
L’amour des livres n’est estimable que dans deux cas; 1°. lorsqu’on sait les estimer ce qu’ils valent, qu’on les lit en philosophe, pour profiter de ce qu’il peut y avoir de bon, & rire de ce qu’ils contiennent de mauvais; 2°. lorsqu’on les possede pour les autres autant que pour soi, & qu’on leur en fait part avec plaisir & sans réserve. On peut sur ces deux points proposer M. Falconet pour modèle à tous ceux qui possèdent des bibliothèques, ou qui en posséderont à l’avenir.
J’ai oüi dire à un des plus beaux esprits de ce siècle, qu’il étoit parvenu à se faire, par un moyen assez singulier, une bibliothèque très choisie, assez nombreuse, & qui pourtant n’occupe pas beaucoup de place. S’il achète, par exemple, un ouvrage en douze volumes, où il n’y ait que six pages qui méritent d’être lûes, il sépare ces six pages du reste, & jette l’ouvrage au feu. Cette maniere de former une bibliotheque m’accommoderoit assez.
La passion d’avoir des livres est quelquefois poussée jusqu’à une avarice très sordide. J’ai connu un fou qui avoit conçû une extrême passion pour tous les livres d’Astronomie, quoiqu’il ne sût pas un mot de cette science; il les achetoit à un prix exorbitant, & les renfermoit proprement dans une cassette sans les regarder. Il ne les eût pas prêté ni même laissé voir à M. Halley ou à M. le Monnier, s’ils en eussent eu besoin. Un autre faisoit relier les siens tres-proprement; & de peur de les gâter, il les empruntoit à d’autres quand il en avoit besoin, quoiqu’il les eût dans sa bibliotheque. Il avoit mis sur la porte de sa bibliotheque, ite ad vendentes : aussi ne prêtoit-il de livres à personne.
En général, la bibliomanie, à quelques exceptions près, est comme la passion des tableaux, des curiosités, des maisons; ceux qui les possèdent n’en joüissent guère. Aussi un Philosophe en entrant dans une bibliotheque, pourroit dire de presque tous les livres qu’il y voit, ce qu’un philosophe disoit autrefois en entrant dans une maison fort ornée, quam multis non indigeo, que de choses dont je n’ai que faire! »
Bigre ! Si je m’en tiens à cette définition, je ne peux être « bibliomane » : car si je collectionne les livres avec avidité, c’est bien sûr pour m’en « repaître la vue » (quel plaisir quotidien de voir ma bibliothèque, cette « petite maison de l’esprit humain » !), pour me « féliciter des les posséder », mais surtout pour en « jouir » quand il me plait avec « un esprit éclairé », si cela m’est possible !
Où donc alors puis-je me situer ?
Pourtant, j’aime bien ce terme de « Biblio-Manie », manie des livres, comme on peut avoir la manie d’une drogue, cette manie fétichiste de l’objet, car si le monde venait à manquer de livres, je crois que je pourrais devenir très vite insupportable et faire mille folies pour ne serait-ce en trouver un et satisfaire ma soif de lecture.
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Sources :
- Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, D’Alembert, Paris, 1751-1772, 17 vol. de textes, 11 vol. de planches, vol. II, p. 228. Article «Bibliomanie» (1752)
- Le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts de Marie Nicolas Bouillet, Hachette et Cie
- Gravure : Büchernarr, Holzschnitt, S. Brant, Narrenschiff, 1494