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Maître Eckhart : Les douze maîtres à Paris

Publié le 12 décembre 2011 par Unpeudetao

   Douze maîtres sublimes enseignent à l’école de Paris. Chacun se mit à dire ce qui lui vint spontanément à l’esprit.
   Le premier maître dit : « Mieux vaut avoir renoncé au péché par Dieu, que d’avoir souffert pour ce péché autant que Notre-Seigneur Jésus-Christ lorsqu’il séjourna sur terre. Ainsi, il est mieux que l’homme renonce au péché par Dieu, plutôt que de le laisser souffrir autant que Notre-Seigneur, lorsque il dut souffrir la mort sur la croix. »
   Le deuxième maître dit : « Dieu a créé toutes choses pour l’homme, en vue d’un si grand bien : la moindre (action) vertu(euse) qu’il puisse exercer, Dieu ne peut la lui rendre avec tout ce qu’il a créé : il faut qu’il se donne lui-même à lui. »
   Le troisième maître dit : « Autant le soleil est plus limpide et clair que les étoiles, autant la patience est plus noble dans l’endurance de son exercice, que de grandes oeuvres dépourvues de patience. »
   Le quatrième maître dit : « Je préfère mourir avec celui à qui Dieu donne des coups de pied dans le temps (ici-bas), qu’avec celui que Dieu baise sur sa bouche. Qu’appelons-nous donner des coups de pied ? Quand nous avons des problèmes avec notre corps, avec nos amis ou nos biens, nous disons « Dieu est en colère avec nous. » Mais lorsque nous allons bien, physiquement et mentalement, nous louons Dieu et nous le remercions. Ainsi je voudrais bien mieux mourir avec celui à qui il n’advient plus de bien dans le temps, qu’avec celui pour qui tout va bien. »
   Le cinquième maître dit : « Dans le même amour éternel, par lequel le père céleste envoya son propre fils dans la souffrance, dans ce même amour éternel il envoie la souffrance de tous les hommes, et par nul autre amour. Si la souffrance n’était pas la chose la plus noble que Dieu puisse donner dans le temps, il n’aurait jamais envoyé son propre fils dans la souffrance. C’est avec la souffrance que les saints ont surmonté tous leurs ennemis ; avec la souffrance, les saints ont conquis le royaume des cieux. »
   Le sixième maître dit : « S’il y avait un homme qui prononçât un Notre-Père avec dévotion et recueillement, puisse cet homme dire : « Seigneur, conserve-moi ce Notre-Père inutilisé jusqu’au jugement dernier, où j’en aurai besoin. » Et si cet homme avait été empereur ou roi sur la terre, puisse-t-il dire à son seigneur au jugement dernier : « Seigneur, dispose de ton temps, il faut que je parle quelque peu avec toi. Je t’avais donné en l’autre monde un Notre-Père : tu ne me l’as pas rendu. Tu ne m’as rien donné, hormis ce que tu avais créé : ainsi tu ne m’as pas donné ce que tu me dois. » Si noble est un Notre-Père prononcé avec recueillement. »
   Le septième maître dit : « Si un homme était aussi sage que Salomon et aussi fort que Samson, beau comme Absolon (40) et que cet homme consumât toute la force, toute la sagesse et toute la beauté, si cela est possible, dans (ou par) toute l’infirmité qui mina et dévora tous les hommes, il serait malgré tout plus louable au père céleste, que cet homme restât sans péchés, plutôt que de souffrir tout cela pour ses péchés. Je dis plus. Si le sultan de Babylone disait à une jeune vierge : « Je veux me laisser baptiser, ainsi que toute la païenneté » (41), afin qu’elle perde sa virginité, il serait cependant plus louable au père céleste, que la jeune fille demeure vierge, plutôt que tous les païens soient baptisés. Si noble est l’être humain, qui demeure dans sa première clarté. »
   Le huitième maître dit : « Si l’homme savait combien il se trahit avec la moindre pensée qu’il exerce contre Dieu, il craindrait Dieu autant, que jamais plus il n’oserait le prier. Ainsi je dis encore : Si l’homme savait combien il se rapproche (de Dieu) avec la moindre vertu qu’il puisse exercer, il se croirait si capable qu’il penserait qu’il n’aurait plus besoin de Dieu. »
   Le neuvième maître dit : « Homme, si tu veux contempler la face de Dieu, alors rends toutes les choses dont tu es redevable. En premier lieu, donne à ton semblable tout ce que tu lui dois, selon sa grâce et selon sa miséricorde, et fais ensuite ce que tu veux. En deuxième lieu, si tu as pris à quelqu’un sa bonne réputation, alors rends-lui ce qu’elle serait selon la vérité. Si (on dit que) ton semblable a commis quelque péché, alors qu’en vérité c’était toi, sans que personne ne le sache, et qu’ainsi tu lui dérobes la vérité de sa parole, alors, à moins que tu ne lui rendes la vérité de sa parole, la face de Dieu, jamais plus tu ne la contempleras. En troisième lieu, deviens en cette vie pour ton père céleste une âme si pure et si claire, qu’il puisse à nouveau engendrer son verbe éternel en toi sans relâche : ainsi tu lui auras rendu ce que tu lui dois. »
   Le dixième maître, c’était l’évêque Albert, dit : « Il est plus louable à Dieu, et plus utile à l’homme, que tant qu’il est en vie et en bonne santé, l’homme donne un oeuf par (la volonté de) Dieu, plutôt qu’il ne donne après sa mort autant d’or qu’il puisse y en avoir sur la terre et dans le ciel. Je dis plus. Il est mieux que l’homme, par Dieu, supporte avec patience une parole contraire, plutôt que de casser (par la suite) davantage de bâtons sur son dos, qu’une charrette ne pourrait en contenir. Mais je dis plus. Pardonne à ton ennemi, et à celui qui te fait du mal, par Dieu, fais-lui du bien. C’est plus louable pour Dieu et cela vaut mieux pour toi que de marcher à en avoir les pieds en sang, si cela était possible, tous les jours d’ici jusqu’à la mer. Je dis encore plus. Si l’on veut s’enquérir des clercs les plus sages de la terre, on les trouvera à Paris dans l’école. Mais si l’on veut s’enquérir du secret intime de Dieu, que l’on demande alors la personne la plus pauvre qui soit sur terre, qui par Dieu est volontairement pauvre : elle connaît davantage du secret intime de Dieu que le clerc le plus sage de la terre. »
   Le onzième maître, c’était celui (Hartmann) de Kronenberg, dit : « Dieu a tout ce qu’il veut ; il ne lui manque jamais rien hormis une chose. On voudrait alors dire : « Que manque-il donc à Dieu ? Il est pourtant prodigieux et puissant. » Depuis que Dieu créa l’homme, il ne trouva jamais autant de coeurs purs ni d’âmes limpides, auxquels il voudrait se donner entièrement, comme il le ferait volontiers. Car il se donnerait volontiers à tous les hommes pareillement, à l’un comme à l’autre, aux méchants tout comme aux gentils, si les hommes étaient sincères et purs, en sorte qu’ils soient en mesure de l’accueillir. Voilà ce qui manque à Dieu, et rien d’autre. »
   Le douzième maître dit, c’était Maître Eckhart, que Dieu aime tant qu’il fit que toute sa Déité réside en lui (42). « Je dis : mieux vaut par Dieu recevoir une aumône, que de donner cent marcs par Dieu. On voudrait dire alors : « Comment cela peut-il être vrai ? » Je vais vous le dire. L’aumône est sainte et bonne en elle-même. C’est vrai. Pour celui qui donne une aumône, celle-ci est de tout temps sainte et bonne. Mais je veux vous prouver que ce que je dis est vrai. Si un homme donne cent marcs par Dieu, il lui en revient une valeur de deux cents marcs d’honneur en retour. Pour autant que l’honneur est meilleur que le bien (matériel), pour autant il gagnera davantage qu’il n’a donné pour cela. Autant l’homme riche tendra la main pour donner l’aumône, autant il recevra bon plaisir et honneur dans toute sa nature. Autant par contre l’homme pauvre tendra sa main pour demander l’aumône, autant il donne son honneur pour une offrande de pain, et tout le temps il abaisse sa nature sous celui dont il reçoit l’aumône. Autant, pour le Père céleste, le fait de subir le dédain est plus valeureux et préférable à l’honneur, autant il préfère le pauvre (qui reçoit) au riche qui donne. Je dis davantage. Si deux hommes faisant route ensemble trouvaient sur leur chemin une fleur, et que l’un penserait : « Brise la fleur, elle est si belle », mais penserait ensuite au contraire « Laisse-la debout, par Dieu » ; et que l’autre qui le suit la brise : ce faisant, ce dernier commet un péché ; mais celui qui par Dieu laissa la fleur debout, celui-là mérite une aussi grande récompense, en comparaison avec celui qui la brisa, que le ciel n’est au-dessus de la terre. Si Notre-Seigneur veut donner une si grande récompense pour une si petite oeuvre, que pensez-vous qu’il voudrait bien donner à celui qui se laisse soi-même et toutes choses par lui ? »

Maître Eckhart (1260-1327).

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