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L'écriture comme sinthome

Publié le 11 décembre 2011 par Perce-Neige

L'écriture comme sinthomeUn ouvrage tout à fait passionnant, tout entierconsacré à Sebald, vient de paraître, aux éditions Inculte… Il comporte,notamment, des textes qui questionnent la littérature et mettent en perspectivela fiction d’un roman et la réalité, vécue, des souvenirs et de l’Histoire (jepense en particulier au très beau texte de Caroline Hoctan : « Les Emigrants ou Du souvenir… »). Maisje choisis, finalement, de faire figurer, ici, - sans doute parce qu’il meraconte une histoire à dormir debout dont je ne cesse, hélas, d’entendre lachute - un extrait, proprement fascinant, du texte de Mathieu Larnaudie intitulé« Une carence existentielle chronique ». Il y est question deJean-Jacques Rousseau, de Sebald, et de Robert Walser, bien sûr (le plus solitaire, nous dit Sebald, des poètes solitaires). Il y estquestion de cette espèce de folie qui consiste à ne pas vivre autrement qu’enécrivant (et peu importe alors que toute cette affreuse écriture soit, ou non,imprimée, diffusée, publiée ou même lue, d'ailleurs, et c’est, si l'on y pense un peu, le plusétrange de tout) :
Mais l'écriture est aussi un piège. C'est en évoquant deux autresfigures fortement identificatoires pour lui, deux glorieux marcheurssolitaires, que Sebald montre comment le fait même d'écrire peut se révéler uneautre terrible forme d'absence à soi, de puits sans fond dans lequel le sujetgraphomane expérimente une nouvelle espèce de perte et de dissolution.Jean-Jacques Rousseau, réfugié dans l'ile de Saint-Pierre, sur le lac deBienne, goûte à la fois au bonheur de la solitude - échappant à ses délires depersécution et au sentiment, comme l'écrit Jean Starobinski, de « s'éprouver captif à l'intérieur d'un réseaude signes concordants » - et à la latitude de se livrer pleinement à sontravail. Il est alors dans un développement continu de son œuvre. « Si l'on considère l'ampleur et la variété decette production, force nous est d'admettre qu'il a dû rester incessammentpenché sur sa table de travail, à consigner en d'infinis alignements decaractères, de mots et de phrases le jaillissement de ses pensées et de sesémotions. » Le seul passe-temps qu'il s'accorde pour son divertissement est(lui aussi, pourrait-on dire) la botanique. Il se donne, comme il le note dansun passage, pour projet de décrire une par une « toutes les plantes de l'Isle ». « Le motif central de ce passage est moins le regard porté sansprévention sur les plantes poussant dans l'Isle que l'ordre, la classificationet l'établissement d'une systématique complète. L'occupation la plus anodine,le propos délibéré de ne plus rien penser et de travailler, un projet rationnelvisant à créer des listes, répertoires et catalogues exhaustifs [ ... ] »Car Rousseau, dit Sebald, ne cherche alors rien tant qu’à échapper à sa pensée ; à « arrêterle mouvement des rouages dans sa tête » ; à ne plus penser; à dissiper lespensées « qui s'accumulaient dans sa têtecomme des nuées d'orage ». L'écriture ne lui est aucunement un remède, maisbien un symptôme : « On pourrait aussicomprendre l'écriture comme un acte en permanence contraignant, prouvant quel'écrivain, de tous les sujets malades de la pensée, est peut-être le plusincurable. » Tout aussi incurable, Robert Walser. Envers ce dernier, « le plus solitaire de tous les poètessolitaires », Sebald éprouve à l'évidence une amitié identificatoiresingulière; il est l'un des multiples doubles qui jalonnent son œuvre, l'un desplus proches peut-être. Un double sombre et fascinant, mélancolique, vaincu,délirant, finissant sa vie à l'asile dans un état de désordre mental et dedénuement total, lui que Sebald, dans le très beau texte qu'il lui consacre, oùl'exercice d'admiration se confond avec la méditation sur l'écriture et, pourainsi dire, avec une sorte de programme esthétique, se plaît à se dépeindrecomme un pur errant, promeneur métaphysique, inapte à l'attachement à quelquechose matérielle ou quelque lieu que ce soit, entièrement aspiré par leterritoire du crayon, comme il intitule ses «microgrammes », manuscrits notés en minuscules caractèrestémoignant d'une concentration maniaque. Sujet à une «carence existentielle chronique », écrit Sebald, « il continue d'écrire jour après jour,jusqu'à la limite de la souffrance, et fréquemment, je pense, un peu au-delà». Même les principaux événements historiques, tel que le début de la premièreguerre mondiale, n'ont pas de prise sur lui: rien ne le détourne de « la graphorrhée à laquelle Walser s'adonnede peur d'en terminer trop vite ». Walser est en proie à l'impossibilitéd'arrêter d'écrire comme Rousseau à celle de penser. « Mon dos en devient tordu, écrit-il, rapporte encore Sebald, car je reste souvent penché des heuresdurant sur un mot qui doit parcourir le long chemin entre le cerveau et lepapier. » Ecrire sur la faille qui parcourt la conscience équivaut ainsi àcourir le risque de basculer en effet dans la folie, à laquelle l'écriture,loin d'en préserver, peut mener celui qui entre trop avant dans un rapportpathologique avec elle. Si les personnages de Sebald, en dignes enfants de lacatastrophe, se meuvent dans une absence à soi et une perte d'identité quiforment, à la fois, une ouverture au monde (la prémisse d’une quête) et unmanque a être, cette fêlure est portée par le geste même d'écrire, qui,simultanément, la fouille, la résorbe et la creuse. La littérature estl'expérience en acte de cette carence existentielle. L'écriture opère sur cetteséparation dont Walser serait peut-être, aux yeux de Sebald, le nom, ou lereprésentant idéal, c'est-à-dire clandestin, détaché du monde.

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