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Le mythe du « trou de la Sécu » de Julien Duval - Notes de lecture

Publié le 28 janvier 2008 par Agitlog
Julien Duval - Le mythe du trou de la Sécu - compte-rendu La protection sociale est aujourd'hui essentiellement considérée comme une question technique : il faudrait absolument résorber le « déficit » imputé à des dépenses excessives, le « trou » relevant en fait d’une insuffisance des ressources. On oublie que les dépenses sociales en France contribuent à réduire la pauvreté et à rendre la répartition des revenus un peu moins inégalitaire. Elles opèrent des transferts autant financiers que symboliques entre les groupes sociaux. Ce sont d’abord les classes populaires qui y ont intérêt et qui risquent d’être les premières victimes des réformes actuelles ; les stéréotypes sur les catégories fortunées comme « victimes » accablées de prélèvements excessifs et des « abus » du système par les groupes économiquement plus fragiles sont dès lors presque indécents. L’offensive idéologique néolibérale a profondément transformé notre perception de la protection sociale. Dans ce livre, l’auteur décide donc de ne pas traiter la sécurité sociale de façon purement comptable, hors de tout contexte politique et social, mais de donner au contraire des clés pour comprendre le façonnement de cette vision biaisée du « trou de la Sécu ».1. La vision dominante    Les idées très répandues depuis une vingtaine d’années dans le débat sur la protection sociale sont des lieux communs qui, s’ils ne sont pas complètement illogiques ni déconnectés de faits avérés, n’en sont pas pour autant des propositions scientifiquement validées,  mais des consensus parmi ceux qui font le « débat public » : pouvoir politique et ses experts, journalistes, instituts de sondage. Les hommes politiques cherchent moins à décrire rigoureusement la réalité qu’à justifier leurs actions, et les journalistes, travaillant dans l’urgence, préfèrent souvent reprendre ces idées admises sur des dossiers qu’ils connaissent souvent mal. Mais cette vision, soumise à l’examen, se révèle peu consistante.   Quelques données sur l'organisation de la protection sociale en France :En 2004, 500 milliard d’euros de prestations sociales (30% du PIB).-Assurances obligatoires (datent de 1945) distribuent 80% des prestations dans trois grands domaines : vieillesse (50%),  maladie (40%) et famille (10%).-Différents régimes (l’unité prévue n’a jamais été réalisée) :Régime général : salariés du secteur privé dans l’industrie et le commerce : 58% des prestations distribuées par tous les régimes.Régime particuliers ou spéciaux : pour vieillesse et parfois maladie des fonctionnaires et des salariés d’entreprises publiques (comme la SNCF).Il y a également un régime pour le secteur agricole et un pour les professions indépendantes.Par rapport au régime général, l’âge de départ à la retraite, les taux de cotisation ou les modalités de calcul  des prestations varient dans ces régimes.Fonctionnent tous selon un système d’assurances sociales obligatoires : les actifs y cotisent et ont droit en retour, de même que leurs ayant droit, aux prestations. Depuis 1950, La Sécu distribue aussi aux personnes qui n’ont pas ou peu cotisé : « minima sociaux » comme le « minimum vieillesse » de la partd e l’Etat. Les ressources : cotisations prélevées sur les salaires (65% des ressources du régime général en 2005) + financements publics. Ces derniers ont augmenté (cf. 1991 avec création de la CSG, Contribution Sociale Généralisée, 20% des ressources du régime général en 2005) + le reste (ressources fiscales et transferts divers, 15%).Deux autres intervenants aux côtés de la Sécurité sociale : régimes d’indemnisation du chômage (5,5% des prestations) et régimes facultatifs (exemple : mutualité dans la couverture maladie complémentaire) (4,5%). Enfin, aide et action sociales, sous condition de ressources : par exemple le RMI (441 euros par mois en 2007), sommes faibles par rapports aux sommes en jeu dans la Sécu. Le déficit de la Sécurité sociale :11,6 milliards pour l’année 2005 dans les trois branches (surtout maladie). ● Le « fameux déficit de la sécurité sociale » Le « déficit » est le thème le plus commenté, avec une tendance journalistique à associer la Sécu à son déficit. Il désigne en fait les besoins de financement  du régime général. Le chiffre de 11,6 milliards d’euros paraît énorme, chronique et donc inquiétant, mais, rapporté aux sommes en jeu,  il correspond à une faible part des recettes du régime général (4,3% au plus haut en 2005). L’expression « trou de la Sécu » est un obstacle verbal qui conduit à comparer les finances de la Sécu au budget d’un ménage (où on ne peut dépenser durablement plus qu’in ne gagne), comparaison abusive puisque la Sécu est privée de certaines recettes qui devraient lui revenir : cotisations de certains employeurs privés non versées ou mesures d’ « exonération » ou d’ « allègement » des charges sur les bas salaires prises à partir de 1993 (2,6 milliards ne sont ainsi pas compensés pour 2007). De plus, le déficit est moins structurel que conjoncturel, car très dépendant des variations à court terme de l’activité économique (ainsi la croissance hausse ainsi la masse salariale donc hausse les ressources de la Sécu). Il y a une part de structurel dans la fréquence et l’ampleur des déficit depuis les années 1990, mais aucune raison de l’attribuer à des « abus », des escroqueries aux assurances, à la « grande fraude sociale », ou à la surconsommation de médicaments, comme les médias le répètent. C’est plutôt que les dépenses croissent plus vite que les recettes, à cause de la médicalisation croissante de la société française depuis 1945 (qui a augmenté l’espérance de vie et est loin d’être une simple « bobologie »), du coût croissant des techniques médicales, et du poids croissant des pensions et des dépenses de santé liées à l’augmentation de l’espérance de vie.Parallèlement, la croissance des ressources est freinée par le chômage de masse (les ressources de la Sécu provenant surtout des salaires) et une croissance qui profite plus aux revenus du capital qu’à ceux du travail (la part des salaires dans le revenu national baisse). Il y a donc depuis les années 1970 un « besoin de financement » non anticipé par les gouvernements plutôt qu’un « trou ». ● Un consensus politique La force de la vision de « trou de la Sécu » tient à un air du temps, un consensus politique non rationnel mais jamais remis en question, comme d’autres lieux communs très discutables et pourtant omniprésents (« coût du travail » trop important à cause des cotisations, ce qui nuirait à la compétitivité, et entraînerait des délocalisations, etc.). Pourtant, le niveau des cotisation en France n’est pas du tout exceptionnel comparé aux autres pays, et, sauf Etats-Unis, les pays les plus compétitifs sont ceux où salaires et protection sociale sont importants (en France, si la main d’œuvre est plus chère que dans d’autres nouveaux pays industrialisés, elle est aussi plus productive et plus qualifiée ; de même, les délocalisations ont une assez faible ampleur). La suspicion sur les déficits publics toujours jugés a priori excessifs (cf. les critères de Maastricht ou du Pacte de stabilité) conforte cette vision dominante du « trou ». Cette vision dominante doit aussi son succès au consensus UMP/PS sur cette question, considérant tous deux la résorption du « trou » comme l’objectif prioritaire, et la condition sine qua non pour « sauver le système ». Les sondages d’opinion font croire que ce consensus existe aussi dans « l’opinion publique ». Mais les sondages ne mesurent pas les aspirations profondes de la population car la logique du choix et de la formulation des questions leur fait valider la doxa politique. ● La perspective de l’explosion Le dossier des retraites subit aussi une lecture biaisée de faits peu discutables. Au milieu des années 1980, les études sur l’avenir des retraites reposent sur l’évolution prévisible de la démographie française ; la part des pensions dans le PIB devra donc s’élever. Son système de retraites par répartition exposerait particulièrement la France aux méfaits de cette évolution : les pensions perçues par les retraités ne proviennent pas d’une épargne qu’ils auraient accumulée durant leur vie active, mais de la redistribution des cotisations payées par les actifs actuels. Sachant que le ratio actifs/retraités tend à se dégrader et que les dépenses de santé augmentent quand la population vieillit, l’ensemble des dépenses sociales devrait s’accroître (de 8 points du PIB d’ici 2040). Pourtant, le système de protection sociale a déjà absorbé des accroissements bien plus importants depuis sa création (20 points depuis 1945). De toute façon, ces évolutions ne sont que partiellement prévisibles (quid de la fécondité des générations futures, des apports de l’immigration, de la croissance, de la productivité ?). L’argument de la fatalité du vieillissement de la population paraît apolitique, mais le placer au centre du débat sur les retraites est une opération proprement politique qui rend crédible la dramatisation sur le thème de l’effondrement des retraites et fait oublier la possibilité d’autres politiques (économiques, familiales, migratoires). ● Les nécessaires réformes La vision dominante n’est pas que descriptive mais est directement orientée vers l’action : les politiques menées depuis 20 ans. Quels sont leurs grands principes ? Elles sont conformes à la vision du « trou » ; Il faut ralentir l’augmentation des dépenses de la Sécu par : - des mesures de « maîtrise comptable » fixent a priori une limite aux dépenses d’assurance-maladie (« budget global » fixé d’avance pour les hôpitaux, plafonnement de la « médecine de ville », etc.).- des mesures pour peser sur la demande de soins qui accroissent la part des dépenses à la charge de l’assuré (baisse de la prise en charge : augmentation du « ticket modérateur », forfait hospitalier ; raréfaction des prises en charge à 100% détérioration des modalités de remboursement des médicaments : baisse voire suppression de la prise en charge, lien entre prise en charge et « service médical » du médicament, utilisation des « génériques » ; durcissement des conditions de prise en charge : « parcours de soins »).Ces actions édictent les catégories avec lesquelles elles doivent être jugées : on ne peut que considérer les réformes comme positives si tout est lu en termes d’« abus » et d’« excès ». Elles ont un effet réel de rationnement sur patients et praticiens, qui renoncent à certaines visites ou examens nécessaires, effet camouflé par la rhétorique (« soigner mieux en dépensant moins ») ou des dispositifs d’assistance (comme la CMU, Couverture Maladie Universelle, qui ne fait qu’en atténuer les méfaits les plus spectaculaires). Idem pour l’assurance vieillesse : il s’agit de réduire la « charge des retraites » en modifiant les conditions d’obtention de la « pension à taux plein » (hausse de la durée de cotisation obligatoire), ou en modifiant le calcul des pensions (période de salaires de référence plus longue donc montant baissé, coefficients changés, augmentation des pensions suivant celle de l’indice des prix plutôt que celle des salaires, prélèvements sociaux, etc.). Pour la santé ou les retraites, les appels se multiplient pour favoriser des systèmes complémentaires de protection sociale, rompant avec le principe de la Sécu de solidarité nationale et de couverture de la population entière. C’est le cas des retraites par capitalisation (où la pension est le fruit d’une épargne individuelle récupérée par l’individu au moment de sa retraite sous forme de capital ou de rente) : la réforme de 2003 introduit dans le système « une dose de capitalisation » agrémentée d’avantages fiscaux. 2. Du paupérisme au néolibéralismeEn apparence inédit, l’alarmisme sur la protection sociale, replacé dans une perspective historique, a toujours existé. Si la Sécu a été créée, c’est donc que ces raisonnements ont été mis en échec par des luttes qui ont mis d’autres problèmes au centre des préoccupations. C’est un rapport de force, et il a aujourd'hui changé, avec le retour en force du libéralisme impulsé par les Etats-Unis. ● Le bon sens libéral Les racines de la Sécu remontent au principe d’égalité juridique de la Révolution, mais il n’a pas profité à tous. La Révolution pose aussi des principes économiques libéraux (liberté d’entreprise, etc.) qui retardent l’apparition d’une législation sociale car le principe de « liberté individuelle » est systématiquement opposé aux réformes sociales créatrices d’obligations. Le raisonnement des économistes libéraux, défenseurs du laisser-faire, pour qui la protection sociale perturbe l’« ordre naturel » du marché, est donc présent très tôt, même s’il se raffine au cours des XIXème et XXème siècles (cf. les Poor Laws combattues par les économistes libéraux anglais car en donnant aux pauvres l’assurance d’un revenu elles les dissuaderaient de chercher un travail ; sophisme appelé à une longue carrière). Le libéralisme cherche toujours une pureté apparente alors qu’il est lié aux intérêts économiques de court terme de la  bourgeoisie de la révolution industrielle qui s’oppose aux assurances maladie, chômage ou vieillesse qui ne les concernent pas, augmentent les salaires, ou luttent contre un chômage qui favorise discipline et bas salaires. Quelles sont alors les raisons pour lesquelles l’idée de la Sécu réussit à s’imposer ? D’abord un changement morphologique de la société française : le salariat explose et recrute chez les petits entrepreneurs indépendants qui jusque là se rangeaient au libéralisme ; ce recrutement s’élève peu à peu et déborde les seules classes dominées de la société, incluant même les cadres dans les années 1930. ● Un travail sur les représentations publiques Autres raisons : les enquêtes sur la condition misérable des ouvriers pauvres, et notamment les « vieux pauvres », qui font apparaître les limites de la grille de lecture moralisatrice que la bourgeoisie industrielle a longtemps appliqué. De plus, violence et criminalité en ville ou maladies contagieuses finissent par concerner la bourgeoisie et contribuent aussi à changer sa vision. La vulnérabilité ouvrière mise ne évidence par les socialistes renverse l’optimisme ou le cynisme du laisser-faire libéral. Pour que l’intervention publique devienne légitime, il fallait que les difficultés ouvrières ne soient plus imputées à des comportements individuels ou à des penchants moraux, mais soient reconnues, autrement dit que surgisse une « conscience sociale ». ● Le coût politique et économique du laisser-faire Parallèlement, le socialisme et le mouvement ouvrier montent en puissance. Mais leurs revendications portent plus sur les salaires ou les conditions de travail ; ils sont même hostiles aux caisses de retraites qui détourneraient du projet révolutionnaire. Celles-ci sont donc vite contrôlées par le patronat pour contrer les menaces révolutionnaires, comme le fait Bismarck dans les années 1880 pour affaiblir ses adversaires progressistes : « Messieurs les démocrates joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent de son bien-être ». Ici, la prévoyance étatique, instrument de la « paix sociale » à laquelle les entrepreneurs capitalistes ont finalement aussi intérêt, se distingue moins qu’il n’y paraît de la traditionnelle charité en établissant elle aussi une relation d’obligation. Les questions militaires apportent une autre preuve du coût collectif de la mauvaise santé des recrues ouvrières, en terme de défense nationale cette fois. Au sein de l’entreprise paternaliste, les caisses de prévoyance fidélisent la main d’œuvre, dans la fonction publique elles l’attirent dans des métiers difficiles (mines, chemins de fer), et dans les grandes entreprises elles favorisent sa productivité. Enfin, des raisonnements économiques opposés à l’économie libérale expliquent le développement de la protection sociale : l’entre-deux-guerres se caractérise par le développement de l’interventionnisme public (New Deal, Front populaire), parallèlement à des théories économiques généralement associées à Keynes, dont la vision de l’économie est soucieuse de la « cohésion sociale » et du « plein emploi », en opposition au laisser-faire. Keynes justifie dépenses publiques et redistribution des revenus en faveur des plus pauvres, car leur forte « propension marginale à consommer »  relance la demande et l’emploi. ● La création de la sécurité sociale Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, face à la menace communiste, les pays industrialisés mettent en œuvre des politiques « keynésiennes ». La création de la Sécu en 1945 marque un commencement mais est aussi l’« aboutissement » d’un long processus (depuis 1919, les incitations de l’Organisation Internationale du Travail vont dans ce sens). La Sécu de 1945, en couvrant au sein d’un « régime général » « l’ensemble de la population », généralise donc avec plus d’ambition des principes partiellement instaurés avant. Il s’agit de maintenir le niveau de vie des familles confrontées à la vieillesse ou à la maladie, en visant particulièrement les ouvriers, dans le but de modifier la répartition du revenu. La Sécu s’inscrit par ailleurs dans une politique d’ensemble : prévention, lutte contre les accidents du travail et les maladies et politique générale de plein emploi. Elle rompt plus avec les principes libéraux que ne le font les systèmes « beveridgiens » anglais et nordiques qui, en distribuant des prestations minimales financées par l’impôt, ne remettent pas en cause la conception libérale du salaire comme contrepartie du travail fourni par chaque actif, là où la Sécu socialise un salaire conçu comme produit collectif objet d’une distribution politique dans l’ensemble de la population. Elle repose sur un principe d’obligation (tous doivent adhérer), et laisse une marge d’autonomie aux groupes dominés dans un contexte où socialistes et communistes sont puissants. Les milieux conservateurs mettent tout de même en échec l’unification prévue du système et obtiennent que les salaires ne soient plus soumis à cotisation au-delà d’un certain plafond. Les dépenses croissant naturellement très vite après-guerre suite à la médicalisation et à la maturité du système de retraites, les dénonciations des fraudes ou des besoins de financement ne se font pas attendre, et ressemblent beaucoup à celles d’aujourd'hui, alors même que la croissance des dépenses s’est beaucoup ralentie depuis plus de 25 ans. ● Le retour en force du libéralisme Après la guerre, le keynésianisme domine dans les administrations économiques internationales, mais le libéralisme n’a jamais disparu ailleurs et se réorganise. En témoigne la Société du Mont-Pèlerin fondée en 1947 par Hayek, auteur de La Route de la Servitude (1944) en réaction à Keynes : l’aide aux plus démunis doit être minimale et ne peut résulter que de l’initiative privée. Cette thèse a alors peu d’influence (comme le montrent par exemple les programmes américains Medicaid et Medicare en 1965), mais le rapport de forces entre économistes évolue lentement. Ecole du public choice, « économie de l’offre », thèses de Friedman ou de Becker qui gagnent en « scientificité » apparente grâce à une mathématisation poussée : autant de courants qui deviennent dominants au début des années 1980, notamment dans le domaine académique, aux Etats-Unis sous Reagan, ou dans les organismes économiques internationaux. La protection sociale publique n’échappe pas à cette remise en cause du keynésianisme : elle ne serait bonne qu’à créer de l’inflation sans répercussion sur l’emploi ou la consommation. Aux Etats-Unis, des économistes analysent la Sécu en empruntant à l’économie de l’assurance privée des notions comme celle de « neutralité actuarielle » : les sommes versées à l’assuré doivent être égales à celle qu’il est susceptible de percevoir compte tenu de la probabilité du risque qu’il encourt. De nombreux travaux comparent avec cette notion les systèmes de retraite par capitalisation et par répartition, sans voir que le fait même d’introduire cette notion est étranger à l’esprit de « solidarité » ou de « redistribution » qui a présidé à l’établissement des retraites publiques, et selon lequel les prestations correspondent aux besoins de l’assuré et non pas aux cotisations qu’il a versées. La dénonciation libérale des « effets pervers » des systèmes publics (i.e. les conséquences négatives de politiques progressistes) est d’ailleurs l’argument réactionnaire habituel : être assuré contre le chômage inciterait à refuser des emplois peu rémunérés, et être assuré contre un risque médical induirait des comportements à risque (tabagisme, etc.). Ces théories libérales partielles et partiales formulées aux Etats-Unis s’exportent en France (où l’« économie médicale », keynésienne et soucieuse de santé publique, est remplacée par l’« économie de la santé »), et s’imposent comme lieux communs dans le débat public actuel. ● Le « fardeau » de la protection sociale Dans les années 1980 et 1990, une vision inspirée de la distinction américaine entre dépenses sociales « actives » (qui encouragent à travailler investir ou épargner) et « passives » (aux « effets désincitatifs » inacceptables) et selon laquelle il faudrait « activer » les prestations, inspire une critique de la protection sociale comme handicap économique. Dans cette perspective, l’« économie » est érigée en exigence fondamentale, et la protection sociale n’est permise que si elle est bonne pour la croissance, l’emploi et la compétitivité. Mais cet objectif cache celui d’accumulation de fortunes par les fractions les plus riches de la société (cf. les inégalités de richesse aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui appliquent ces réformes dès les années 1980). Les organismes économiques internationaux nés dans la mouvance keynésienne se convertissent au libéralisme au début des années 1980 et diffusent ces politiques de réduction des déficits et des dépenses publiques. FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE ont ainsi une vision convergente sur : - la protection sociale publique comme « fardeau » (cf. en 1994 le « modèle à trois piliers » de la Banque mondiale pour les retraites : impôt/capitalisation/épargne individuelle, ou l’Accord Général sur le Commerce des Services de l’OMC sur les assurances maladie privées). - l’« activation » des prestations (inciter le chômeur à « rebondir », décider au cas par cas des remboursements via un suivi médical individuel, ou adapter la retraite à l’espérance de vie de la catégorie professionnelle).- la réduction maximale du secteur public, d’où la préoccupation pour le « vieillissement de la population » qui contrarie cet objectif. Même si le systématiquement des « trois piliers » ne résout pas certains problèmes, il réduit la part des dépenses publiques, et c’est ici tout ce qui intéresse les réformateurs. Les pensions actuelles cherchent à maintenir le niveau de vie autour de 70% du salaire de vie active de l’assuré. Elles ne correspondent donc pas à un « minimum ». Les « activer » reviendrait à les individualiser, leur attribution cessant d être automatique pour devenir sujette à l’arbitraire. L’idée générale est de réduire les pensions à des minima faibles (sous forme de « prestations universelles » (pension de base, premier des « trois piliers » ou « panier de soins » minimum) ou « prestations sélectives » réservées aux plus pauvres, et de développer la capitalisation pour nourrir le marché des capitaux (faire fructifier les cotisations avant de les récupérer plus tard au lieu de les reverser aux retraités actuels). Aux Etats-Unis, l’assurance-maladie est beaucoup plus confiée au marché que dans les autres pays industrialisés. Le faible régime de base y est la seule source de revenu pour 60% des retraités, et seulement 1/5ème du revenu des 20% des retraités les plus riches. La différence entre les systèmes de protection sociale américain et européen tient à une histoire différente (notamment par rapport au mouvement ouvrier, à la Deuxième Guerre Mondiale), et aux lobbies (pharmaceutiques ou de fonds de pensions) qui maintenant aussi en Europe font pression pour la capitalisation. ● La conversion française au néolibéralisme Les assureurs privés, estimant avoir été « spoliés » en 1945, reprennent place dans le secteur de la protection avec les assurances complémentaires (cf. la figure de Claude Bébéar, président d’Axa, dans les années 1990), cherchant à accroître leurs « parts de marché » auprès d’une clientèle solvable promettant de gros profits. Trois facteurs sont à considérer pour comprendre la forme des débats français sur la protection sociale : les positions des organisations internationales, les offensives patronales, et l’évolution du monde politique, notamment à gauche. Les problématiques patronales, aujourd'hui dominantes, officialisées, sont entendues des gouvernements à partir des années 1960, la problématisation comptable du patronat s’imposant dans les plus hautes sphères de l’Etat dans les années 1970 (Pompidou, VGE). En 1979, l’« éthique de la responsabilité » remplace celle de la « conviction » avec la création de la Commission des comptes de la Sécurité sociale dont les rapports semestriels très médiatisés sont des opérations de communication. Une pédagogie technocratique inspire donc la vision médiatique catastrophiste du « trou ». Le « tournant de la rigueur » de la gauche en 1983 n’inverse pas la tendance : la gauche ne mène certes pas les réformes de 1995 ou 2003, mais elle ne se distingue pas vraiment de la droite sur ces questions (Strauss-Kahn milite pour les fonds de pension), même en créant le RMI (1988) et la CMU (2000). En effet, ces mesures améliorent la situation des plus exposés mais sont un « minimum » soumis à des condition de ressources et financé par l’impôt, et obéissent donc à une logique d’assistance, pallient les effets néfastes d’une politique libérale, et sortent du cadre de la Sécu (politiques de plein emploi, couverture de toute la population et rejet de l’assistance). Même inspiration libérale pour la CSG (1991) et la « prime pour l’emploi » (2001) de la « deuxième gauche » née dans les années 1970 autour du PSU et de la CFDT qui, contrairement au PCF, à la CGT ou à FO, prennent leurs distances par rapport au marxisme et entrent dans une logique du « compromis » et de la « responsabilité ». La CFDT remplace FO à la tête d’organismes de la Sécu, soutient les réformes de 1995 et de 2003, et exerce une influence intellectuelle via la Fondation Saint-Simon, la revue Esprit et des figures comme Rosanvallon (La Crise de l’Etat-providence, 1981), revendiquant une sensibilité sociale mais portant des problématiques et des diagnostics libéraux. 3. Les œillères des réformateurs ● Déni ou légitimation des inégalités Mettre la priorité sur les questions économiques engage deux présupposés. Tout d’abord, que la croissance est la condition nécessaire et suffisante à toute politique sociale, et est donc prioritaire. Ensuite, que la société française est sortie de la situation dramatique du lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale. Si ce deuxième point est vrai, les problèmes sociaux auxquels la protection sociale répond n’ont pas disparu pour autant, et penser que la Sécu pourrait être réduite sans dommage, c’est oublier la persistance des inégalités de patrimoine et d’épargne ; or la protection sociale avait aussi un objectif de redistribution. Ces inégalités, qui empêchent un grand nombre de ménages de pouvoir faire face à une privation subite de revenus ou à une dépense de santé importante sans détériorer leur niveau de vie, ne sont pas seulement dues à l’âge, mais aussi et surtout à la catégorie sociale. Le patrimoine est encore plus concentré sue quelques catégories sociales que le revenu : une partie très réduite de la population dispose de beaucoup et une grande majorité de presque rien. Idem pour la constitution d’une épargne, qui reste un « bien de luxe » réservé à certaines catégories. Il subsiste donc en France non pas une minorité de « laissés pour compte », mais une grande majorité de la population pour laquelle la protection sociale n’est pas « un luxe ». Cette donnée est presque absente des débats actuels alors qu’une perspective historique invite à le considérer comme fondamentale. Les inégalités de santé sont aussi très marquées : les écarts d’espérance de vie  entre catégories ou la mortalité à un âge jeune le montrent. Les catégories aisées sont statistiquement « en meilleure santé » et ces inégalités d’espérance de vie résultent d’inégalités en matière de santé dues à des conditions de travail, à des habitudes de vie, et à un rapport au corps et à la médecine qui varient socialement : les milieux populaires sont à la fois en moins bonne santé et recourent moins au médecin. Mais ces différentes attitudes devant la médecine ne sont pas qu’une question d’habitudes de vie ; elles sont aussi inscrites dans les structures du système médical français. Historiquement, l’assurance-maladie ouverte à l’« ensemble de la population » a aussi cherché à combattre une opposition très forte entre médecine bourgeoise (les médecins) et populaire (les officiers de santé). On débouche sur un compromis : l’accès à tous à un même système de soins, mais en conservant un secteur libéral important, là où d’autres pays ont fait des médecins des fonctionnaires. Il n’existe plus de séparation totale entre deux secteurs aux clientèles distinctes, mais la dualisation de la médecine « à deux vitesses » subsiste et s’accentue. Plusieurs indices montrent que la profession médicale évolue vers la droite libérale, et son recrutement social toujours plus homogène ne la prédispose pas à s’intéresser aux problèmes spécifiques des classes populaires. Pour certains libéraux, la Sécu opèrerait une « redistribution inversée » des plus pauvres vers les plus riches parce que les inégalités d’espérance de vie raccourcissent les retraites des plus pauvres (pourtant les riches entrent et sortent plus tard dans la vie active), et les pauvres coûtent moins chers car ils fréquentent moins le système de soins (pourtant les soins des plus riches, plus axés sur la prévention, se révèlent peut-être in fine plus économiques). Quoiqu’il en soit, en déduire qu’il faut limiter l’intervention publique à l’assistance envers les plus démunis revient à avaliser cyniquement les mécanismes sur lesquels repose la « redistribution inversée », et remplacer la tentative de réduction de ces inégalités par une résignation, voire un darwinisme avoué (selon Becker, si les riches sont en meilleure santé, c’est qu’ils sont plus incités à l’être puisque leur « capital santé » a un meilleur rendement que celui des pauvres !). ● L’accroissement des risques sociaux    L’évolution qui a marginalisé la question des inégalités tient au renoncement aux politiques de plein emploi qui s’imposent lorsque les classes dominantes se sont rendues compte des conséquences sociales néfastes d’un chômage massif et durable. Cette analyses montre que le chômage a pour les ménages concernés des effets économiques (surtout quand il est mal indemnisé), sociaux (dégradation des relations avec l’entourage), de santé, etc. D’où le problème posé par les politiques libérales qui replacent les politiques keynésiennes sans résorber un chômage de masse qui augmente en nombre et en durée. Les politiques libérales ont aussi renoncé à l’objectif du plein emploi, ou du moins leur plein emploi vainement promis compterait beaucoup de salariés extrêmement mal payés. Leur but est plutôt de « lutter contre le chômage », et ce par des « prestations actives » et la suppression des « freins à l’embauche ». Les politiques néolibérales ont ainsi encouragé le développement d’emplois qui satisfont besoins et préférences des entreprises. Temporaires ou à temps partiels, aux revenus faibles, très incertains par rapport l’avenir, ces emplois font certes baisser les statistiques du chômage, mais sans être très différents du statut de chômeur. Les conventions statistiques retenues cachent le fait qu’à travers les emplois précaires et le rapport de force défavorable aux salariés qu’il installe sur le marché du travail, le chômage vulnérabilise une grande partie de la population. Chômage et précarisation touchent avant tout le bas de l’échelle sociale, et ont fait émerger de nouvelles catégories : « exclus », « travailleurs pauvres » (et « familles monoparentales », souvent précarisées). Des fractions toujours plus nombreuses de la population sont touchées par cette précarisation qui accroît tous les risques sociaux et va donner lieu à des fragilités médicales et psychologiques et à une recrudescence des vieillesses pauvres (avec des pensions médiocres correspondant à des parcours professionnels précaires et discontinus). La vision du « trou » ignore ces transformations du monde du travail, et ses mots d’ordre sont contradictoires avec l’accroissement des risques sociaux qui accompagne la précarisation : comment compter sur la prévoyance individuelle quand les capacités d’épargne sont inexistantes, sur un recul de l’âge du départ à la retraite quand les vieux sont parmi ceux qui ont le plus de mal à trouver des emplois, sur les exigences de « retour à l’emploi » associées à certaines prestations quand la situation sur le marché de l’emploi est aussi dégradée et que le RMI stigmatise auprès des employeurs ? Si CGT, PCF, Attac ou LCR insistent sur le lien entre protection sociale et emploi, refusent l’argument des dépenses excessives, et avancent celui du chômage, des bas salaires et de la précarisation, c’est parce que ces trois éléments ont pour conséquence à la fois de réduire le volume des cotisations et d’augmenter les risques, donc les dépenses. Ils proposent d’autres solutions : actions efficaces contre le chômage et les bas salaires, prélèvements sur les revenus financiers ou les entreprises. Mais ces analyses à contre-courant  ne remettent pourtant pas en cause l’idée que la question majeure est le  « problème financier » de la Sécu. Elles se battent pour ne pas réduire la Sécu, mais rarement pour l’étendre. Or, dans un contexte où les salariés sont de plus en plus vulnérables, se battre pour simplement « conserver » les acquis est déjà un recul…  ● Les effets sociaux des réformes    Les journalistes ne commentent jamais les effets des réformes en dehors de leur capacité à réduire ou non le déficit. Elles ont pourtant d’autres effets. Dans le cas de l’assurance-maladie, elles rendent plus difficile l’accès aux soins pour certaines catégories de la population. Plus les revenus perçus sont faibles, plus les effets de ces mesures, qui s’appliquent à tous (exceptés à la frange la plus pauvre), sont forts, c’est-à-dire qu’il est plus difficile de payer la part restant à la charge de l’assuré, et de souscrire une assurance complémentaire facultative. Face à une baisse de la part des soins pris en charge par la Sécu, les CSP les plus élevées préfèrent payer plus cher leurs soins, là où les SCP les moins élevées préfèrent renoncer aux soins. La baisse des prises en charge renforce la dualisation du système médical, et les « enveloppes budgétaires » des hôpitaux compliquent pour les classes populaires la négociation déjà difficile pour elles avec les praticiens pour se faire admettre rapidement dans un service. La privatisation de l’assurance-maladie pousse à leur comble ces logiques, et aggrave inévitablement les inégalités. Les sociétés à but lucratif ne fonctionnent évidemment pas selon les mêmes principes que la S écu ; l’exemple américain montre que les compagnies privées, lorsqu’elles s’emparent de l’assurance-maladie, investissent beaucoup dans les techniques pour démasquer les « mauvais clients » qui dissimulent des problèmes de santé, avec pour conséquence des  incursions dans la vie privée, et un surcoût important, d’où un système économiquement moins efficace (aux Etats-Unis, les dépenses de santé par habitant sont deux fois supérieures aux dépenses françaises, alors qu’un habitant y bénéficie « en moyenne » de moins de soins). Pour les retraites, les effets des réformes se voient surtout sur le long terme, et leur ampleur reste assez indéterminée. Toutefois, selon la Fondation Copernic, le rapport entre le niveau de vie des actifs et celui des retraités se dégraderait sensiblement, surtout pour les retraités sans autres ressources que celles, réduites, de la Sécu, et pour les générations qui auront été exposées au chômage et à la précarité (réapparition du phénomène des « vieux pauvres »). La capitalisation aurait les mêmes effets que la privatisation de l’assurance-maladie : mêmes exclusions du système (les femmes en particulier, à cause de leur carrière plus discontinue). De plus, lorsque, et ce malgré les précautions, les risques associés aux fonds de pension (ce sont des placements en actions en bourse) se réalisent, leurs conséquences sont graves pour les ménages à ressources faibles (cf. certains scandales américains). Dans les médias, la question de la réduction des pensions est traitée non comme une question politique à discuter mais comme un fait accompli, et la probable augmentation du nombre de retraités pauvres n’est jamais envisagée. Braquée sur le « problème » financier, la vision dominante est donc doublement aveugle : elle ne voit ni ce qui plaide aujourd'hui pour un renforcement de la protection sociale, ni les effets sociaux des réformes. Conclusion suivie de quelques remarquesLe nouvel esprit libéral qui prime aujourd'hui en France est bien éloigné de celui qui a donnée naissance à la Sécu : si les réformateurs de l’époque étaient soucieux de ne pas enrayer les mécanismes de l’économie de marché, ils considéraient comme centraux les objectifs de cohésion sociale et de solidarité nationale. Les garanties apportées aux salariés par la Sécu étaient une condition de la mobilisation économique au lendemain de la guerre. La Sécu doit aujourd'hui faire face à une situation de précarité qui augmente ses dépenses et à des politiques qui s’accommodent d’un fort taux de chômage et des pressions à la baisse sur les salaires bloquant les ressources de la protection sociale publique. Dès lors, les réformateurs ont beau jeu de stigmatiser le « déficit » et de conclure au dysfonctionnement de l’institution. Ce sont ces choix politiques qu’il faut remettre en question. L’auteur conclut sur l’incompatibilité, déterminante pour la gauche, entre la défense de la Sécurité sociale et ces orientations libérales qui priment en France depuis 20 ans.On ne peut bien sûr pas parler de tout dans un livre de 126 pages, et c’est déjà un exploit de traiter d’autant de choses aussi clairement et de contextualiser aussi globalement le problème de la Sécu en France et ailleurs. Deux petits points de détails cependant :Il est peut-être dommage, que ne figure pas la démonstration de l’inanité de l’idée libérale selon laquelle on pourrait simplement injecter « une dose de privatisation » à côté d’un système public dont le caractère obligatoire serait abandonné « en laissant le choix » aux salariés. Il le semble que quand on commence à faire ça c’est presque déjà trop tard puisque ça reviendrait grosso modo à ruiner la qualité du système public. En effet, les riches qui peuvent se le permettre et y ont même intérêt, lâcheraient le système public pour les assurances privées (d’ailleurs la bonne qualité d’un service public se voit à son utilisation par les riches, ce qui est encore le cas pour les hôpitaux publics français). Le système public ne pourrait offrir que des prestations très réduites puisqu’il n’aurait plus que les maigres ressources de la population la plus pauvre qui ne pourrait pas se payer une assurance privée.Deuxièmement, il aurait été bien de trouver un petit développement critique sur l’idée très à la mode de la « flexicurité » inspirée des pays nordiques, censée allier miraculeusement la flexibilité sur le marché du travail à une sécurité sociale consistante…                                                                                             Thibaut M.A lire absolument : Julien Duval, Le mythe du « trou de la Sécu », Raisons d’agir, Paris, 2007, 126 pages. Julien Duval est chargé de recherche CNRS au CAUSE (CREST – Laboratoire de sociologie quantitative).Julien Duval, Le Mythe du trou de la Sécu. 

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