Dans un article du 29 octobre paru dans Le Monde, le général Norlain dénonçait l'arme nucléaire "inutile et coûteuse". Il ne s'agit pas ici de répondre à ce qu'il affirme mais de creuser un petit passage :
En effet, il affirme : "Pour répondre à la nouvelle situation stratégique, la doctrine est ainsi passée de la dissuasion "du faible au fort" à celle "du fort au faible ou au fou". Or, comme le dit le politologue Pierre Hassner, la notion de dissuasion du fort au faible conduit à une logique d'emploi et même d'emploi en premier."
J'ai un peu recherché, et n'ai pas trouvé la référence à Pierre Hassner : les écrits de celui-ci sur la dissuasion (ceux que j'ai trouvés, mais j'avoue avoir effectué un balayage sommaire) sont assez anciens. Si un lecteur pouvait me donner la référence exacte, je lui en serais reconnaissant.
Là où je suis surpris, c'est quand on nous explique que la dissuasion est passée "du faible au fort" à "du fort au faible" : pour le coup, c'est un peu forcer le texte des discours successifs des présidents de la République, celui de l'ile longue en 2006 (prononcé par M. Chirac) puis celui de Cherbourg en 2008 (prononcé par M. Sarkozy).
Si je regarde bien, la dissuasion demeure tout azimut, ce qui est de doctrine constante. On rappela la notion "d'intérêts vitaux" et que la dissuasion était "strictement défensive". Quant à la notion de dissuasion "du fort au faible", elle n'est pas dans les textes.
Il n'en reste pas moins que le problème soulevé mérite d'être discuté. En effet, la doctrine française de dissuasion a été bâtie autour du principe de la dissuasion du faible au fort, grâce au pouvoir égalisateur de l'atome. Je parcourais ce matin Gallois et sa "Stratégie de l'âge nucléaire" (1960), le principe de "faible au fort" y est. Poirier (Des stratégies nucléaires, 1977) évoque la dissuasion du fort au faible et "du fort au fort", mais n'évoque pas "le fort au faible".
Or, malgré les efforts de lutte contre la prolifération (cf. la reconduction du TNP), il faut au moins envisager une prolifération. Et tout en faisant très attention à ne pas verser dans le travers de la croquemitaine iranienne, je ne peux que constater qu'il faut au moins envisager que l'Iran parvienne, malgré tous les efforts, à devenir une puissance nucléaire : les modalités en sont nombreuses (pays du seuil à l'instar du Japon, "pays qui ne sera pas le premier à introduire l'arme nucléaire au Moyen-Orient" à l’instar d'Israël, ou tout autre formule persane ...). Bref, stratégiquement, il faut penser cette éventualité et, au-delà du cas iranien, se poser les bonnes questions stratégiques.
Elles constatent alors que le différentiel technologique devrait durer pour de nombreuses années. Et qu'au-delà du nombre de têtes nucléaires possédées (300 dit la rumeur), la France apparaîtrait alors comme "le fort" d'une éventuelle dialectique stratégique qui l'opposerait à un potentiel adversaire néo-nucléarisé. Et du coup, elle devrait adapter sa posture de "faible au fort" à une posture de "fort au faible". Considérant l'effort intellectuel de nos aînés (les quatre généraux de l'apocalypse, ainsi nommés par F. Géré : Poirier, Gallois, Beaufre, Ailleret) avant de solidifier la doctrine, il paraît opportun de commencer à réfléchir sur le sujet.
On nous dit : le nucléaire est une arme de non-emploi. Sous-entendu : on sait très bien qu'on ne va pas l'employer. Malheureusement, c'est inexact. L'arme nucléaire est une arme qu'on menace d'employer. C'est la menace qui fonde la dissuasion, non le non-emploi. C'est au contraire la perspective de l'emploi qui fait que finalement, on n'emploie pas. Il en sera de même "du fort au faible". Au fond, la logique d'emploi est portée par la dissuasion, et non pas, comme le suggère le général Norlain, par l'inversion de la dissymétrie stratégique, par le passage de faible au fort à fort au faible.
Il reste que cette possibilité de dissuasion "du faible au fort" doit être explorée. Car il n'est pas sûr que la modalité soit exactement la même que dans le monde bipolaire. Je suis preneur de vos remarques et de vos références bibliographiques sur le sujet.
Verbatim:
- M. Chirac (2006) : Contre une puissance régionale, notre choix n'est pas entre l'inaction et l'anéantissement. La flexibilité et la réactivité de nos forces stratégiques nous permettraient d'exercer notre réponse directement sur ses centres de pouvoir, sur sa capacité à agir.(...)" Mais, notre concept d'emploi des armes nucléaires reste bien le même. Il ne saurait, en aucun cas, être question d'utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d'un conflit. C'est dans cet esprit que les forces nucléaires sont parfois qualifiées "d'armes de non emploi". Cette formule ne doit cependant pas laisser planer le doute sur notre volonté et notre capacité à mettre en œuvre nos armes nucléaires. La menace crédible de leur utilisation pèse en permanence sur des dirigeants animés d'intentions hostiles à notre égard".
- M Sarkozy (2008) : "Mais nous devons aussi être prêts à faire face à d'autres risques que la prolifération. L'imagination de nos agresseurs potentiels est sans limite pour exploiter les vulnérabilités des sociétés occidentales. Et demain, les progrès technologiques peuvent créer de nouvelles menaces. C'est pour cela que nous tenons à notre dissuasion nucléaire. Elle est strictement défensive. L'emploi de l'arme nucléaire ne serait à l'évidence concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense, droit consacré par la Charte des Nations unies". "Notre dissuasion nucléaire nous protège de toute agression d'origine étatique contre nos intérêts vitaux – d'où qu'elle vienne et quelle qu'en soit la forme". "Nous ne pouvons exclure qu'un adversaire se méprenne sur la délimitation de nos intérêts vitaux ou sur notre détermination à les sauvegarder. Dans le cadre de l'exercice de la dissuasion, il serait alors possible de procéder à un avertissement nucléaire, qui marquerait notre détermination. Il serait destiné à rétablir la dissuasion".
O. Kempf