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Promenade (Feuillets d’automne 2)

Par Montaigne0860

Après avoir relu le soir précédent un récit où il est question d’un château Louis XIII pas trop loin d’ici, je le prends pour but – seul compte le chemin – ignorant si cette merveille parfaitement décrite dans la fiction existe vraiment. Délaissant guides et brochures, je prends le train, une bonne demie-heure, descends à la petite gare où il doit se trouver si j’en crois le roman et marche longtemps sous le soleil oblique d’octobre, attentif à cette impression d’être à toutes les heures du jour plongé dans un crépuscule qui n’en finit pas. Le vent qui donne contre la terre orangée chasse les lambeaux de pensées qui me restent de la veille : au tribunal, j’entends encore la voix du juge « Non, monsieur nous n’admettons pas que cette vision de l’amour conjugal de votre cliente vienne empiéter etc. », puis soudain silence ponctué par les branches qui craquent, mon pas s’en va par le chemin semé de flaques joyeuses et je n’ai bientôt en tête que des musiques d’autrefois, dessine dans l’air des doigtés de fantaisie qui flottent un moment dans le vent, ailes d’oiseaux souvenirs, longues harmonies et ma voix parfois grommelle : « A ton âge, ce n’est pas bien sérieux ! » ; je vois dans les reflets des ornières mes cheveux un peu clairsemés qui se dispersent dans les bourrasques ; s’élève alors au beau milieu de rien – labours, haies, murets au loin – un monologue intérieur qui dans ma maison (avec plaque d’avocat à l’entrée) eût été impossible :

Tu n’entends pas combien ta langue brûle, sauf pour ton métier ce n’est pas un langage pour l’autre, la passion avec les femmes ça va bien un peu au début mais tu vois ça s’use comme une savonnette, on ne peut pas vivre comme ça, et puis pour tout dire, ta passion est démodée, dragon, lance-flammes au fond de la gorge… ben oui, l’époque est au cool… elle veut du sang froid dans les échanges, elle n’aime au fond ni le rire ni les pleurs, elle ne sait pas dépasser le normatif qu’on aperçoit aux comptoirs des banques, dans les mains efficaces qui paient une marchandise, et ces emballages impeccables, la propreté, rien n’est plus à peu près tu comprends, écoute la musique et sa glace formelle, l’informatique parfaite…. Non, non, attends, pas si vite, c’est quoi ces femmes qui me marièrent puis me quittèrent aussi rapidement ? La passion ? Vraiment ? Enfin, tout de même, la réprobation de la passion bon sang ce n’est pas une spécialité de notre époque ! Tout ça me fait rigoler.

Contre les chaumes ivres d’hiver futur, je vois la brume sortir de mon palais jusqu’à me brouiller les lunettes que j’ôte de temps à autre pour les essuyer. Je n’ai pas vu l’horizon depuis longtemps, ça me manquait… tiens, la ville c’est ça, jamais d’horizon, sauf au débouché des ponts mais c’est alors moins l’espace qui importe que le temps mimé par le fleuve. Une musique revient, liée à l’image des collines là-bas que le pseudo couchant du jour arrose de teintes brunes et rousses, ivresse du miroir, j’y lis un peu mon âge : si la vie est l’année, alors ce début d’octobre est sans doute ma saison. Je me vieillis un peu pour que mon raisonnement à la gomme coïncide avec la réalité. Toujours des fictions. Je finis par mélanger un peu mes ex ; j’entends la voix d’une d’elles au bord de la rupture : «Tu ne peux pas arrêter de rêver nom de dieu ! ».

Un souffle, grondement sourd, me fait sursauter. A deux mètres derrière moi, regard fardé d’une vache brun clair ; je lui fais signe du bout du bras, lentement elle s’approche ; j’ai tout loisir d’imprimer dans ma mémoire les contours de ses yeux : sur ces pupilles le temps ne passe pas ; elle fouette sa tête vers l’arrière, avance encore en mâchant ; je la caresse sur le museau ; une pomme lui tombe sur le dos dans un bruit mat et ses muscles frémissent à peine. C’est une statue : enfoncée de tout son poids dans la terre sablonneuse elle imite ma présence sans en avoir les abimes, j’admire l’absence qu’elle signale de ses cornes jolies, pas de temps, plus de temps, c’est le contraire du fleuve. « Tu ne t’en fais pas, toi ! » Je cueille des pommes comme au premier jour : une pour chaque poche et une troisième que je dévore contre le vent ; les gouttes de jus éclatent sur le bord de mes joues ; je reprends mon avance vers l’horizon où le soleil décline, tandis que la vache et ses compagnes du verger poursuivent leurs glissantes ruminations sur l’instant.


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