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VII - La Vérité fera de vous des hommes libres

Publié le 19 juillet 2007 par Marwan

8h47, Parvis de La Défense, tous les jours ouvrés de cette vie

Une des scènes pour moi les plus violentes de notre vie urbaine en terre civilisée: le flux ininterrompu d’employés filant la tête baissée vers leur lieu de détention pour la journée : le bureau. Ordonnés, disciplinés, suivant un itinéraire dont les semelles de leurs collègues plus zélés ont balisé le tracé, quelques minutes plus tôt le même matin, comme tous les autres matins de cette vie qu’ils ont « choisie », ou peut être est-ce elle qui les a choisis… Blessures de rasage maladroit, mains moites et regards peu assurés. Costumes de supermarché trop grands sur les épaules des débutants. Escarpins inconfortables justificateurs de statut. Coupes de cheveux figées par le gel, en forme de coq ou de hérisson. Un monde de codes, de normes sociales, en marche d’un pas cadencé. Ce monde là, je lui ai donné quatre années de ma vie.

Dans le métro, les gens sont déjà psychologiquement prêts pour le combat : il s’agit d’attraper la place libre du fond sans avoir l’air trop rapace. Les femmes actives y vont en marche arrière l’air de rien et se jettent au dernier moment sur le siège avec l’air de dire « oh ! une place !!! je l’avais pas vue… ». D’autres se positionnent juste devant l’entrée du wagon pour pouvoir se jeter les premiers sur les sièges nouvellement libérés à l’arrivée en station. Une fois arrivés, c’est encore la course à qui atteindra la sortie le premier. Personne ne s’adresse la parole pour discuter de quoi que ce soit, pourtant, dans cet espace confiné et sous terrain, par temps d’affluence, les gens sont collés les uns aux autres dans les wagons, le bras par-dessus l’épaule de celui qu’ils ignoraient profondément encore sur le quai. Comment vivre ensemble, tout en restant des étrangers les uns aux autres ? Les derniers montés font mine de ne pas savoir qu’ils sont en train d’écraser des êtres humains pour monter dans le wagon. Ceux qui y sont déjà gonflent leur corps le plus possible pour protéger ce qu’il reste de leur espace d’intimité. Des coups de coude partent à chaque freinage noyés dans la bousculade générale.

Ce wagon, si tout le monde veut y monter, c’est qu’il nous relie à notre entreprise, et que cette dernière est pour beaucoup dans le statut qu’on nous accorde dans cette société. D’ailleurs, pour se présenter, les candidats des jeux télévisés commencent quasiment toujours par décliner leur profession, comme si elle portait à elle seule la plus grande part de leur identité. Au fond, on est tous en train de rater un train, et si on en attrape un, on pense toujours avoir raté le précédent. A poursuivre ce train, on court après le temps, et comme le temps c’est de l’argent, on veut tous devenir riche. Au final, quand on est en retard, on est comme à découvert.

On ne réalise pas ce que les gens sont prêts à faire pour éviter le conflit. Parler est devenu pour eux un échange d’agressivité. Les seules personnes qui leur parlent dans la rue sont des vendeurs de cartes postales bidon ou des mendiants pour des causes humanitaires qu’ils ne soutiennent que 20h par semaine en CDD. Les seules personnes qui les appellent veulent sonder leur opinion sur les crèmes solaires ou leur vendre des cuisines sur mesure. « Parler avec une personne inconnue » les ramène forcément à ce cadre conflictuel, et anesthésie leur besoin naturel de communiquer avec les autres. Le « bonjour » forcé des caissières de supermarché témoigne de cette distance, et porte en lui une violence monstrueuse, en les réduisant au malheureux rôle de « distributeur automatique de politesse ».

Le flux d’employés qui se dirige vers les deux tours de la Société Particulière est comme un cordon ombilical : il alimente l’entreprise en pleine croissance de toute l’énergie humaine dont elle a besoin. Les employés du jours en costume rayé et chemises de mauvais goût y croisent les employés de nuit, mamans africaines et maghrébines le plus souvent chargées de nettoyer l’ensemble du bâtiment sans être trop visibles. J’essaye toujours de me dissocier du troupeau en marche, en faisant des diagonales, ou en marchant en sens interdit sur la file des mamans chargées du ménage. Elles, au moins, m’adressent un sourire sincère quand je les croise. Mais je suis un mouton comme les autres, et je rentre vite dans le rang sans faire trop d’histoires. Les odeurs de parfums chics se mêlent aux vapeurs de détergents des sols encore fraîchement nettoyés dans mes narines. J’entend le son des talons qui rythment notre marche à tous, celui des bottes comme celui des mocassins, qui raclent un peu le sol quand les gens sont pressés sans vouloir le montrer…

La Défense est un lieu totalement déshumanisé : les entreprises sont sous perfusion de main d’œuvre et de matière grise, les employés sont sous perfusion de shopping compulsif aux Quatre temps. On leur sert des plats réchauffés le midi sans qu’ils se plaignent outre mesure, car tous les restaurants où les gens prenaient le temps de cuisiner ont été rachetés par des chaînes. Si on veut un sandwich, on va chez Pomme de Pain (qui vend tout sauf du pain), si on veut un café on va chez Bodum ou Starbucks, là où pour 4,50 euros on peut boire du café Max Havelaar et régner sur la misère du monde assis confortablement dans un fauteuil molletonné. Pour les tourtes c’est chez Tarte Julie, et même les tailles des parts y sont normalisées. Le restaurant mexicain du rez de chaussée applique des procédures même pour les tacos, et un fast food arabisant vend des hamburgers hallal aux beurs du coin frustrés de ne plus manger au Mac Do. On fait les soldes à la pause déjeuner, en repérant les bonnes affaires à la couleur des étiquettes : plus elles se rapprochent du rouge, plus notre besoin d’acheter est fort. Et si on ne trouve pas notre taille, c’est comme si on avait perdu un ami proche.

La maladie de la consommation, je peux en parler, je suis tombé dedans depuis ma première paie. La frustration accumulée d’années durant lesquelles je n’avais pas pu me conformer à la norme vestimentaire faute d’argent était plus forte que la conscience que j’avais déjà de la futilité de la mode. 106 paires de basket, 4000 disques, 350 dvds et une centaine de chemises. Voilà ce que je possède. Voilà ce que je suis. Au collège puis au lycée, j’économisais sur l’argent du repas du midi pour m’acheter mes premiers vinyls. Je risquais ma vie 5 soirs de la semaine sur une mobylette Pizza Hut pour m’acheter les dernières Air Jordan. Quand on me parle de besoins et d’envies de consommer aujourd’hui, j’ai souvent du mal à faire preuve d’indulgence…surtout envers moi-même. Ma foi m’a beaucoup aidé à me détacher de ce matérialisme destructeur, mais c’est un combat de tous les jours, car on nous sollicite tellement dès qu’on ouvre les yeux au monde extérieur.

Les femmes veulent ressembler à des modèles de plus en plus difficiles à suivre. Maigres à en être malades, tantôt bronzées, tantôt livides. Du style gitan à celui des années 30, avec tout le look qui va avec, elles sont condamnées à être exclues de la norme d’une façon ou d’une autre, car elle ne peuvent pas rentrer dans le cadre qu’on leur impose sans y perdre leur âme. La plus grande frustration vient apparemment du poids : elles se trouvent toutes grosses, car elles se comparent systématiquement à plus maigre qu’elles, et que la balance est devenu leur Jugement Dernier. Remarquez comme, souvent, les femmes disent à leur conjoint ou à leurs amies : « je me trouve énorme !!! » juste dans l’espoir qu’on leur dise « Mais non, mais non, tu es superbe ». En se fixant des objectifs de vies si stupides, elles se condamnent elles mêmes à souffrir à perpétuité.

Les icônes féminines qu’on nous impose sur toutes les affiches, dans tous les magasines et sur tous les écrans se disent libres. En vérité, la seule liberté dont elles disposent, c’est celle de se mettre nues pour manger du yaourt entre deux pubs pour Norwich Union. Libre ? Libre d’obéir aveuglément à un système qui fait d’elles des objets au mieux, des esclaves dans la plupart des cas, à qui on dit comment s’habiller, ce qu’il faut manger, où il faut partir en vacances, quelle musique écouter et quel genre d’homme aimer. Elles se croient consentantes et maîtresses de leur vie de femmes actives, mais le système pour lequel elles on signé les broie et les détruit dès qu’elles lui tournent le dos. Quant à nous les hommes, nous sommes encore plus coupables, car nous cautionnons cette injustice faite au femmes par la construction d’un culte d’une prétendue féminité en laissant faire, en les encourageant même parfois à « faire des efforts » dans le sens de leur servitude à un idéal de beauté, à un mode de consommation. Bientôt nous serons aussi des consommateurs de rétinol B6, de coenzyme C4 et de principes actifs lipo-reducteurs… comme les esclaves que nous sommes déjà.

La Défense est un lieu de rencontre de ces personnes en servitude, car l’Entreprise et le Centre de Consommation sont des complices dans leurs succès respectifs. La Consommation alimente les employés en ersatz de divertissements et l’Entreprise alimente le Centre de Consommation en clientèle. Si on n’accepte pas le système de normativité par l’apparence, on passe très vite pour un plouc qui n’a aucun goût : celui qui a une chemise un peu trop grande pour lui avec son stylo dans la pochette, ou celle qui porte des chaussures simples au lieu des sacro-saints escarpins Zara voient leur statut de « sympathie potentielle » fondre comme neige au soleil par temps de réchauffement climatique.

« La vérité fera de vous des hommes libres », mais pour l’instant nous nous mentons tellement qu’on est encore enfermés pour un bon moment.


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