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II - Day One

Publié le 27 juin 2007 par Marwan

La Défense, 15 août 2001 (stage intermédiaire dans la salle de marché “produits de taux et devises” de la Société Particulière)

Je suis 10 minutes en avance. Je suis en costume. Je suis réactif (stressé), dynamique (incapable de me contrôler, je bouge comme un automate) et flexible (forcément, je ne sais pas du tout à quoi m’attendre donc je dis oui à tout). En attendant qu’on me fasse mon badge, j’essaie de retrouver un peu de contenance. Cà n’est pourtant pas la première fois que je travaille. Avant ça, j’avais été :

• Livreur de pizza, où je m’efforcais de désenchanter les clients

• Chauffeur, où je m’appliquais à ignorer les clients

• Démonstrateur Ola, où je n’arrivais pas à contacter les clients

• Conseiller Oral B, ou je carressais les clients dans le sens du poil de la brosse à dent

• Vendeur, où j’expliquais au client que tout devait disparaître tôt ou tard

• Télévendeur, où les clients me raccrochaient au nez

• Trieur au service courrier, où j’étais heureux parce qu’il y avait de la compote gratuite à la cantine

• Compteur de billets, où j’étais très riche de 9h à 17h30 précises

• Conseiller en gestion de patrimoine, où je me faisais appeler “Charles Henri Delaballe” par les clients

• Serveur, avec des baskets et un grand sourire

• Cuisinier dans un restaurant de poisson, où je suis devenu l’artiste du saumon mariné grillé

• Poseur de moquette, où nous allions chez les vieux toujours gentils parce que même leurs enfants ont oublié leur existence

• Distributeur de prospectus, où je distribuais surtout à la poubelle du coin et sous les paillasons des halls d’entrée

• Animateur pour la coupe du monde 98, où je faisais des jongles au supermarché Campion de Montesson avec un t-shirt footix

• Vendeur de muguet à la sauvette, où je faisais croire aux vielles du 16e que mon muguet coutaît 3 fois plus cher parce qu’il était bio

• DJ, où j’avais tout le temps un gros casque que mon père faisait sauter en me mêtant des baffes derrière la tête

• Vendeur de marché, où j’ai presque tout vendu à dix balles

• Plongeur à Disneyland (pas avec les dauphins, avec la vaisselle), où j’ai pu vérifer la loi des grands nombres par
l’expérimentation

• Webmaster, où j’ai soigné ma phobie des ordinateurs

• Livreur Chronopost, où j’ai découvert mon sens artistique pour le parking

• Agent d’acceuil à la SNCF, où j’envoyais au terminus de la ligne C toute personne cherchant à se rendre à la Défense

• Chargé de la maintenance informatique, etc…

(Pour tous ces emplois, vous trouverez une description détaillée du poste en annexe). Du coup, j’essaie de relativiser en pensant à mes précédents emplois et en me disant que ce qui m’attend n’est pas si terrible et que je n’ai donc aucune raison de m’inquiéter. Le bip d’approbation du deuxième tourniquet de validation des badges en partant de la droite entérine mon admission (encore précaire pour quelques mois…) dans le monde de la finance. Le hall d’entrée est immense, il y a deux tours reliées jusqu’au neuvième étage par des plateaux en forme de losanges. Chaque tour a sa couleur, celle de gauche, la Chassarde, est décorée de marbre beige, tandis que celle de droite est en marbre rouge, avec des indications de direction en métal doré. Très chic.
En plein milieu du hall, une pseudo-fontaine occupe l’espace : un gribouilli métallique suspendu dans le vide, au dessus d’une grande dalle en acier d’une quinzaine de mètres d’envergure, sur laquelle glisse de l’eau, si lentement qu’on ne l’entend pas. On ne devine la présence de l’eau au sol que par son reflet parfois troublé par les pas accidentels des étourdis qui visitent l’endroit pour la première fois. J’appelle cet ensemble férailleux le « bidule ». Le bidule est la contribution obligatoire et grassement rémunérée des fleurons de l’art moderne aux immeubles de grande hauteur. Quand une tour d’affaires est construite, les propriétaires ont le devoir de débourser un pourcentage du coût total de l’édifice à la commande d’œuvres d’arts, une notion qui prend ici toute sa subjectivité, pour décorer le bâtiment. Une horde d’artistes auto proclamés a fait de ce mécénat obligatoire son fonds de commerce, tant et si bien qu’on se retrouve avec des bidules aux quatre coins de la région parisienne, et c’est nous, travailleurs et travailleuses, qui devons subir ces insultes visuelles pendant que les soit disants artistes se gaussent dans leurs ateliers de Saint Germain des Près en pensant au prix qu’ils ont réussi à tirer de leurs accidents volumiques, pseudo chef d’œuvres du nouveau monde qui, même à coté des décorations de maisons témoins, feraient pâle figure.

Le bidule du hall de la Société Particulière remplissait, pour mon plus grand divertissement, une autre fonction : c’était un piège à arrogance. Je m’explique : il y a beaucoup trop d’auto satisfaits arrogants qui travaillent dans la finance. Quand un arrogant traverse le hall en arrivant, il ne veut pas faire de détour pour éviter la grande dalle métallique (le support bas du bidule). Il veut absolument aller tout droit (c’est un peu sa devise au fond…). Il ne sait pas que la dalle est inondée. Il pense qu’elle est juste très bien nettoyée et qu’il y aura bien quelqu’un pour venir la re nettoyer après son passage. Il a malheureusement tort. Sa certitude de toujours faire les bons choix aggravant la situation, il a déjà fait trois pas dans la marre aux canards avant de se rendre compte que son costume chic mais mal assorti est trempé jusqu’aux mollets. Là, il ne veut surtout pas perdre sa contenance, donc il continue à marcher dans l’eau plutôt que de faire machine arrière. A ce moment précis, il goûte la saveur amère de l’erreur qu’on ne peut imputer qu’à soi. M’asseoir quelques minutes en face du bidule et regarder les arrogants piégés a toujours été un très grand plaisir. Avec mon ami Ben (à ne surtout pas confondre avec “l’aurible Benjamin” dont vous ferez connaissance un peu plus tard), on tenait même des statistiques sur la répartition par âge et par sexe des arrogants et sur leur façon de réagir. Il y avait les arrogants discrets, qui faisaient comme si de rien était, les arrogants de la noblesse, qui se plaignaient à haute voix du personnel de ménage (allez savoir pourquoi), et finalement il y a du avoir un arrogant très haut placé à qui la partie aquatique du bidule n’a pas du tout plu, car depuis quelques mois la grande dalle est bordée d’un cordon pour le salut des arrogants.

Le premier jour de mon stage, donc, après avoir passé les portiques, piétiné dans la marre au bidule, fait un tour gratuit du hall, pris l’ascenseur bas de la tour Chassarde jusqu’au quatrième étage, badgé trois fois et passé les sas de sécurité, je pénétrais dans la fameuse “salle de marché sur les produits de taux” de la Société Particulière. Une espèce de brouhaha général envahit mes oreilles : sonneries de téléphones, voix croisées, rires, soupires interrogatifs et dubitatifs, flux d’informations sur ton monocorde déversés par les écrans de CNN, injures et exclamations… tout s’entrechoquait dans ma tête, pendant que j’essayais de suivre Karim qui m’indiquait le chemin vers notre « desk ». Une fois installé, j’ai fait la connaissance du reste de l’équipe dans laquelle j’allais réaliser mon stage : l’arbitrage sur produits de taux.

Les produits de taux sont l’ensemble des actifs financiers construits autour du versement d’un taux d’intérêt. On y trouve des bons au trésor (des morceaux de dette d’un pays par exemple), des produits dits “dérivés de crédit”, des contrats à terme et un tas d’autres actifs qui peuvent être des combinaisons complexes des produits précités. “L’arbitrage” est un ensemble de techniques qui permettent de profiter des incohérences, par nature quasi instantanées, des marchés financiers que l’on observe. Ma mission de stage consistait à détecter certaines de ces incohérences qui rapportent: il s’agissait de trouver des méthodes qui permettent de déceler des amorces de tendances sur les marchés de taux afin de prendre des positions avantageuse : identifier les tendances avant les autres permet, entre autres, d’acheter avant que les prix ne montent et de vendre avant que les prix ne commencent à baisser, générant ainsi des gains importants grâce à la prévision réalisée. Le sujet était vraiment des plus intéressants intellectuellement. Je me suis tout de suite plongé dans la littérature financière qui entourait mon champ de recherche, emmagasinant toutes les informations qui pouvaient m’être utile (et les autres aussi). Karim savait m’orienter vers des pistes auxquelles je n’avais pas pensé, en me donnant des idées à investiguer tout en me laissant la plus grande autonomie dans mon travail. J’ai vraiment beaucoup appris grâce à lui d’une science dont je ne questionnait pas encore l’utilité, et je confrontais mes connaissances acquises à l’école avec ce qui se passait « en vrai » sur les marchés financiers.

La finance est un sujet d’études captivant. Elle met en jeu la plupart des avancées en mathématiques (classiques et modernes) et les relie à des vérités économiques qu’on croyait jusque là irrationnelles. Les probabilités, les techniques statistiques, l’analyse numérique, le traitement du signal, les processus à sauts, la génétique, la mécanique des fluides sont autant de champs de connaissances qui ont des applications en finance de marché. Il est intéressant d’observer que toutes ces compétences auraient pu être utilisées à la recherche sur le réchauffement climatique, au développement d’un vaccin contre le SIDA, à la construction d’un réseau d’irrigation d’un pays du Sahel, à changer le monde en somme pour un endroit meilleur, mais au lieu de ça, nous étions assis dans nos chemises cravatées sous perfusion de caféine à chercher comment enrichir notre monde, et en celà nous étions tenus dans une forme de servitude d’une esthétique rare, de celles où l’esclave se croit libre.

Ceux qui ont déjà pénétré dans une grande salle de marché savent l’ambiance qui y règne, c’est à la fois un lieu de culte et un lieu de consommation. Le culte du dollar (surtout quand il fait mieux que l’euro), de l’excellence, de l’efficacité intellectuelle et de l’arrogance. La révérence au marché. La salle de marché de la Société Particulière était comme beaucoup d’autres, elle ressemblait à un supermarché, où les rayonnages étaient remplacées par des longues allées de bureaux juxtaposés, avec des êtres humains collés dans leurs fauteuils à la place des caddies. Chacun dispose d’1m20 linéaires du rayonnage en guise de bureau (le fameux ”desk”), et en face de lui sont disposés des écrans. Les prix s’affichent en temps réel au fil de la journée et les coups de clics sur la souris s’enchaînent dès qu’apparaissent les “opportunités”, accumulant les gains où les pertes réalisés par l’employé, et lui valant tapes amicales viriles sur l’épaule ou regards assassins en fonction du résultat final de la journée. Voilà l’univers dans lequel je venais de m’asseoir, me sentant comme récompensé du travail que j’avais fourni pendant mes années d’études et des sacrifices que mes parents avaient faits pour me permettre d’en arriver là.


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