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Introduction à la pensée complexe (Edgard Morin)

Publié le 17 décembre 2011 par Egea

Voici un livre qu’on dit fondateur. Egéa y avait déjà fait allusion. Intéressant pour le géopolitologue à la recherche d'une épistémologie (chap 1 à 3) ou pour le stratégiste qui veut réfléchir sur l'action et la décision (chap 4). Edgard Morin a grande réputation en France. Inventeur d’une approche épistémologique, il cherche à montrer les liens entre des disciplines scientifiques séparées, grâce à la notion de « complexité ».

Introduction à la pensée complexe (Edgard Morin)

C’est peut-être le départ de tout car le mot « complexe » est utilisé dans la vie de tous les jours, sans forcément le distinguer de « compliqué » (voir un billet rédigé alors que je ne connaissais pas EM)). Et même dans le sens scientifique, il s’avère qu’il y a quelques confusions, notamment avec la systémique ou la cybernétique. Or, Morin développe une pensée distincte de ces notions.

En effet, et c’est l’objet du premier chapitre (une critique de notre mode de pensée scientifique), il part du principe que notre mode d’intelligence, qui ne cesse d’isoler les problèmes et de les détailler, nous aveugle. Le processus de disjonction, puis réduction, puis abstraction nous fait perdre une partie de la réalité, comme il l'explique. En effet, notre mode de pensée part du principe de la distinction entre le sujet et l’objet. D’ailleurs, le principe de disjonction a isolé les trois grands champs de la connaissance scientifique que sont la physique, la biologie et la science de l’homme. Pour compenser cette « disjonction », on a utilisé la réduction, c’est-à-dire le passage du complexe au simple. Du coup, « la pensée simplifiant ou bien unifie abstraitement en annulant la diversité, ou au contraire juxtapose la diversité sans concevoir l’unité » (p. 19). Par conséquent, « la connaissance est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, mais de plus en plus pour être engrammée dans des mémoires informationnelles » (p. 20).

Morin arrive à ceci, qui nous intéresse particulièrement : « Mais la stratégie politique, elle, requiert la connaissance complexe, car la stratégie se mène en travaillant avec et contre l’incertain, l’aléa, le jeu multiple des interactions et rétroactions » (p. 21). Et plus loin, on reconnaîtra des mots clausewitziens quand il affirme que « la pensée complexe doit affronter le fouillis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la contradiction » (p. 22). Bref, il s’agit de « distinguer sans disjoindre, d’associer sans identifier ou réduire » : ce programme est bien évidemment au cœur d’une épistémologie de la géopolitique.

Le deuxième chapitre évoque la notion de système ouvert. En effet, « le simple n’est plus le fondement de toute chose, mais un passage, un moment entre des complexités » (27). Il mentionne à ce propos la théorie des systèmes de Bertalanffy, rappelant que la théorie systémique « a mis au centre de la théorie non une unité élémentaire discrète, mais un tout qui ne se réduit pas à la somme de ses parties constitutives ». (29). Or, Morin constate deux choses : d’un part, la permanence des structures malgré la modification des parties constitutives (observation évidente dans les cas des êtes vivants) « les structures restent les mêmes bien que les constituants soient changeants » (31) ; et le lien permanent entre un système et son environnement : un système ne peut s’en abstraire, il a une relation constitutive avec son entour, même si « dans un sens, le système doit se fermer au monde extérieur afin de maintenir ses structures et son milieu intérieur qui, sinon, se désintégreraient. Mais c’est son ouverture qui permet cette fermeture » (31). Cela va à l’encontre de la « métaphysique occidentale/cartésienne, pour qui toutes choses vivantes sont considérées comme closes, et non comme des systèmes organisant leur clôture (c’est-à-dire leur autonomie) dans et par leur ouverture ». En effet, « les lois d’organisation du vivant ne sont pas d’équilibre, mais de déséquilibre, rattrapé ou compensé, de dynamisme stabilisé » (31).

E. Morin en déduit alors cette relation : « la réalité est dès lors autant dans le lien que dans la distinction entre le système ouvert et son environnement » (32). Il s’interroge ensuite sur l’information, qui n’est pas un ingrédient mais une théorie, et qui est constitutive de l’organisation. Le développement de l’information entraîne le développement de l’organisation et donc le développement de la complexité. « L’information est un concept problématique, non un concept solution » (37). S’ensuivent des considérations sur Gödel, sur l’entropie, sur l’auto-organisation. Il se moque au passage des « prétentieuses études quantitatives sur bulldozers statistiques, guidées par des pilotes à petite cervelle : relier, relier toujours était une méthode plus riche, au niveau théorique même, que les théories blindées, bardées épistémologiquement et logiquement, méthodologiquement aptes à tout affronter, sauf évidemment le réel » (48). Il s’ensuit cette conclusion lumineuse : « la complexité dans un sens a toujours affaire avec le hasard » (49) qui renvoie à nos considérations sur le risque.

Car au fond, la théorie de la complexité « permet l’émergence, dans son propre champ, de ce qui avait été jusqu’alors rejeté hors de la science : le monde et le sujet » (52). « La science occidentale s’est fondée sur l’élimination positiviste du sujet à partir de l’idée que les objets pouvaient être observés et expliqués en tant que tel » (54). « Le sujet est renvoyé, comme perturbation ou bruit, précisément parce qu’il est indescriptible selon les critères de l’objectivisme » (55). Mais le sujet « prend sa revanche dans la morale, la métaphysique, l’idéologie ». Et plus loin, « l’objet, à la limite le monde, devient bruit » (56). « Ainsi apparaît le grand paradoxe : sujet et objet sont indissociables, mais notre mode de pensée exclut l’un par l’autre » (57). Ce rapport du sujet et de l’objet peut être réconcilié : « ainsi le monde est à l’intérieur de notre esprit, lequel est à l’intérieur du monde » (60). Cela permet le dépassement si l’effort porte sur la « relation entre le chercheur et l’objet de sa connaissance, en portant consubstantiellement un principe d’incertitude et d’autoréférence » (61) ; cela nous permet « de nous distancier à nous même, de nous regarder de l’extérieur, de nos objectiver » (62), ce qui, d’une certaine façon, renvoie à l’indécidabilité de Gödel.

Pour résumer, je pense qu’on peut dire que l’analyse fixiste prétend fixer les événements à partir d’une position fixe. Or, l’événement est en mouvement et l’observateur également. Cette approche pourrait être utilisée pour une épistémologie de la géopolitique.

Il reste que cette complexité se heurte à la critique de Popper sur l’erreur des théories totalisantes : Morin aborde le sujet (pp. 70-75).

Le chapitre 3 explore la paradigme de la complexité. Il me semble moins enrichissant, même si j’en retire quelques citations : « l’acceptation de la complexité, c’est l’acceptation de la contradiction » (86) ; « une contradiction logique n’est pas forcément une erreur, mais une nappe profonde de réalité qui affleure » (92). « La conscience de la complexité nous fait comprendre que nous ne pourrons jamais échapper à l’incertitude » (93). « Il ne faut jamais chercher à définir par des frontières les choses importantes. Les frontières sont toujours floues, toujours interférentes. Il faut donc chercher à définir le cœur, et cette définition demande souvent des macro-concepts » (98). « Le tout est dans la partie qui est dans le tout » (101). « Tout système de pensée est ouvert et comporte une brèche, une lacune dans son ouverture même » (102).

Le quatrième chapitre pose la question de l’action. Les premiers mots sont lâchés : « L’action est aussi un pari » (105). « L’action est une décision, un choix, mais c’est aussi un pari, avec conscience du risque et de l’incertitude ». « L’action est stratégie » (et non pas l’inverse !!!!!). « La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scénarios pour l’action, scénarios qui pourront être modifiés selon les informations qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action » (106). « La stratégie lute contre le hasard et cherche l’information ; elle ne se borne pas à lutter contre le hasard, mais aussi à l’utiliser (…) Le hasard n’est pas seulement le facteur négatif à réduire dans le domaine de la stratégie, c’est aussi la chance à saisir » : autrement dit, la friction et le brouillard ne sont pas que négatifs !!!! Et plus loin « L’action échappe à nos intentions » (107). Il faut donc se « concentrer sur ce qui est important, la stratégie dans l’aléa » (108). « Il n’y a pas d’un côté un domaine de la complexité qui serait celui de la pensée, de la réflexion, et de l’autre le domaine des choses simples qui serait celui de l’action. L’action est le royaume concret et parfois vital de la complexité ». Et plus loin : « toute crise est un accroissement d’incertitudes. La prédictivité diminue » (110). « En situation normale, le pilotage automatique est possible, mais la stratégie s’impose dès que survient l’inattendu ou incertain, c’est-à-dire dès qu’apparaît un problème important » (111).

J’ai en revanche été déçu par les chapitres suivant sur « la complexité et l’entreprise » et « épistémologie de la complexité », moins percutants.

L’ouvrage est très enrichissant, exigeant, avec parfois (souvent ?) l’abus de néologismes et de mots riches et pédants… Toutefois, il est accessible et lisible par un honnête homme, quitte à survoler certains passages. Mais faire l’effort de lire les 110 premières pages vaut le coup pour accéder à une pensée différente, et qui ne peut se réduire à la cybernétique de certains informaticiens. E. Morin a proposé des fulgurances qui demeurent pertinentes et qui doivent nous permettre d’appréhender notre environnement. Elles sont valables pour le stratégiste, qu’il soit militaire ou civil, tout comme les considérations épistémologiques qui sont pertinentes si l'on veut solidifier la démarche géopolitique.

Introduction à la pensée complexe, Edgard Morin

Seuil Point, 2005, 158 pages.

O. Kempf


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