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Une nouvelle de Patricia Laranco.

Par Ananda

PHOBIE SOCIALE

 

 

La maison était remplie de pièces ombreuses, de réduits feutrés, d'alcôves assez nues où se nichaient des banquettes agrémentées de revêtements de laine.

J'allais et venais (sous le coup de l'ennui) sans discontinuer de pièce en pièce, de salle de bain au carrelage glissant en chambre où s'amoncelaient les jouets d'enfant qui voulaient que je joue avec eux. Au fond, j'adorais ces pièces, leur douillette familiarité; elles avaient le don de me rassurer, de me rendre singulièrement proche des objets qu'elles contenaient, proposaient à mon toucher, à mon regard.

Mais immanquablement (quoique, le plus souvent, au terme de très longues heures) surgissait la lassitude, l'impression d'avoir fait "tout le tour", d'avoir épuisé les plaisirs intimistes et solitaires de la vaste demeure.

Dominant ma peur, je me glissais alors vers la porte d'entrée; je l'entrouvrais puis je risquais le bout de mon nez à l'extérieur.

Constatant que tout était calme et une fois apaisés les battements de mon cœur dus à l'appréhension, je prenais le risque supplémentaire de me faufiler sur la terrasse.

Bien que toujours emmitouflée dans une aura invisible mais omniprésente de crainte, d'alerte, je contemplais le spectacle intimidant du monde extérieur. Sur le qui-vive, j'étais, bien sûr, en permanence prête à battre en retraite.

Je songeais à mon protecteur, dont l'absence s'éternisait et, dès lors, mon regard s'enhardissait, se levait vers le plus lointain des lointains, vers l'horizon de faubourgs plats et bleutés par une brume légère.

Juste devant moi, la terrasse, pleine de soleil et d'air qui s'en venaient frapper le ciment nu surplombait une esplanade aux allées de terre pâle étrangement bourbeuses et ponctuées de rangs d'arbres aux troncs trapus, à l'écorce claire et noueuse qui semblaient tous au garde-à-vous.

Aucun bruit ne se laissait entendre; nulle présence humaine ne se trahissait. Ce silence et cette désertion par l'Homme faisaient mon bonheur. J'y voyais une grâce, un encouragement à demeurer là, à baisser la garde.

Je me grisais de cette sensation de nouveauté,  presque d'apesanteur qui ne manquait pas d'en résulter.

Toutefois, en général, cette euphorie à nulle autre pareille n'était pas faite pour durer. Brusquement, éclatait un bruit, et je le trouvais, toujours, explosif.

Cela commençait par un bruit unique et isolé puis très très vite, cela se convertissait en une onde de vacarme qui courait sur l'ensemble de l'espace. Et à peine avais-je eu le temps de me demander quelle en était la source qu'ils apparaissaient...silhouettes juvéniles et remuantes enserrées dans de longs pull-overs tout simples.

C'étaient les jeunes...les étudiants en goguette, électrisés par leur appétit de vivre.

Revenant en force, mon appréhension se caillait dans ma trachée artère.

J'avais beau battre le rappel des mantras que j'avais appris et qui me serinaient pieusement qu'"il n'y avait pas de danger" et que "ce n'était qu'un groupe de jeunes, de gosses", la pression de l'appréhension irraisonnée était trop forte. Ma résolution crâne de "faire face, cette fois" s'évanouissait en un clin d'œil.

Et, piteusement, le cœur plus bruyant qu'un tambour dans ma poitrine, je rebroussais chemin, accablée de dépit autant qu'assaillie de vague nausée et de sueur froide, vers l'intérieur de la grande maison, vers ses vastes pièces tranquilles, familières, reposantes.

 

*

 

"Il va bien falloir que tu te décides à sortir, à mener  enfin une vie NORMALE !" me décocha, un jour, mon protecteur.

Ce n'était certes pas la première fois qu'il me le disait, mais c'était, en revanche, la première fois qu'il le martelait avec autant de force, d'impatience.

Puis il partit. Il avait ses affaires à mener, à l'extérieur.

Je me sentais horriblement culpabilisée.

Il me semblait, du coup, que les murs, tout autour moi, se liquéfiaient, se couvrant de grosses larmes glissantes en forme de perles tout en rapetissant.

Ce jour-là, je laissai de longues, d'interminables minutes s'écouler tel un goutte à goutte, en rongeant mon frein. J'étais dans une sorte d'état d'immobilité cataleptique.

Par la suite, mon angoisse et ma colère impuissante contre moi-même se dissipèrent.

Je restai encore immobile de longues heures, mais cette fois en grinçant des dents.

Puis mon corps me lança un signal d'alarme : je m'engourdissais !

Assez péniblement, je me levai, histoire de dérouiller mes muscles; je fis les cent pas, en continuant à grincer des dents, pareille à une bête en cage. Finalement, un bout de phrase, d'abord nébuleux, s'insinua en moi. Lorsqu'il se décanta, je sus ce qu'il avait à dire : "ça ne peut plus durer !".

Mais étais-je prête ?

Non, certes pas. Il fallait se rendre à l'évidence...

Ma fébrilité nouvelle me poussa pourtant du côté de la porte. Le cœur à nouveau assailli par l'affolement, je l'entrebâillai.

Le dehors et sa grande lumière.

Aucun mouvement; aucun son.

Vaguement rassurée par cet indice qui me semblait de bon augure, je m'enhardis. Jusqu'à avancer sur le ciment gris de la terrasse.

L'esplanade, au-dessous de moi, était vide; rigoureusement vide.

Sans crier gare, une idée loufoque mais impérieuse me vint.

N'écoutant qu'elle, je me ruai de nouveau à l'intérieur de la maison, où je dévalai plus vite qu'une cataracte la volée de marches qui plongeait en direction des profondeurs du garage-remise.

Là, dans les remugles d'essence et de dépôts de poussière, je le vis, qui m'attendait.

Mon enveloppe charnelle me réclamant à corps et à cri de l'exercice et de l'air, je l'empoignai séance tenante.

 

*

 

C'était un vieux vélo recouvert de peinture noire écaillée, tout grêle et fabuleusement roide.

Je le traînai dehors, sur l'esplanade déserte.

Ça m'essouffla.

Je ne l'en enfourchai pas moins, me juchant sur la selle haute, très dure, presque pointue.

Là-dessus, mon regard s'abaissa vers les pédales : ce qu'elles étaient étranges ! Elles consistaient en deux rectangles de métal qui faisaient approximativement la taille d'un pied de pointure 45 et elles étaient bordées sur tout leur pourtour d'un petit relèvement du métal qui devait avoir soi-disant fonction de caler le pied. Reste qu'il ne calait rien du tout, et que je n'avais jamais vu d'objet aussi absurdement incommode...

Bravement (car j'étais très déterminée) je logeai mes deux pieds chaussés d'espadrilles à l'intérieur de chacune de ces deux curieuses pédales. J'appuyai à mort ma semelle contre la surface plate, métallique, rectangulaire...cela n'allait pas aller de soi !

Quelques minutes plus tard, néanmoins, ça y était : je pédalais ! Ou - plus exactement - je luttais de toutes mes forces contre la raideur grinçante de cette machinerie.

Je la poussai sur les allées détrempées, boueuses, saturées de flaques d'eau et d'ornières...tant que, bientôt, j'en eus mal aux membres, à force d'efforts.

Mais je persévérai, en me mordant inconsciemment la lèvre, l'œil fixé  et uniquement fixé sur les embûches de la terre défoncée, d'une pâleur de mastic, que j'évitais avec soin.

La bicyclette glissait laborieusement, et c'était de justesse qu'elle évitait les dérapages.

Bientôt, je fus si concentrée sur ma tâche, sur ma volonté de maîtrise de cet engin que je ne faisais même plus attention à l'armée de feuillages obscurs que le vent agitait au-dessus de moi.

Je fis, si je ne m'abuse, une dizaine de fois le tour de l'esplanade.

Je ne vis pas non plus les nombreuses silhouettes de jeunes gens qui surgirent et se regroupèrent à l'avant de l'esplanade, non loin de ma terrasse.

Quant au bruit de voix et de chahut qu'elles produisaient, la brise ne le porta pas davantage vers moi.

J'étais parvenue à maîtriser complètement ce vélo raide et aussi rouillé qu'un vieil arthritique ou que la malheureuse recluse phobique sociale que j'étais devenue.

A quelques pas de moi, tout au bout de l'allée creuse que j'étais en train de gravir, j'aperçus tout à coup une haie de jambes de pantalon sombres qui s'agitaient. Sous le choc, je freinai, ce qui entraîna un sinistre et long bruit de grincement.

Et je les vis. Tout près.

C'étaient des jeunes hommes souriants, qui respiraient la gaieté et la vie.

Ils s'amusaient entre eux.

De la manière la plus innocente du monde...

 

 

Patricia Laranco

 

 


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