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Du conseil en performance

Publié le 26 février 2008 par Doespirito @Doespirito

2007_12_18 Certaines façons de se mettre en danger semblent plus agréables que d'autres. Mais ce n'est jamais aussi simple.. Il y a quelque temps, Catherine Gier, une jeune artiste strasbourgeoise, m'a contacté pour me parler de son projet. Elle cherchait un expert pour réaliser avec elle une performance artistique. J'ai dit "oui" assez vite, sans bien comprendre où cette jeune personne voulait nous emmener. Mais je sentais une énergie et une résolution suffisantes pour emporter ma résolution.

Définir son travail est déjà en soi une découverte. J'ai l'habitude de travailler avec des ingénieurs, des managers issus de grandes organisations. Je travaille beaucoup, plus récemment, avec des indépendants (consultants, free-lance, chef de petites entreprises, etc.). Grandes ou petites, leurs unités de référence renvoient à l'univers économique, aux organisations, dans des schémas relativement prévisibles avec lesquels je me sens dans mon élément, dont je connais les codes, les moyens d'action. Si je m'intéresse à l'art, je n'en suis pas l'actualité, je vais de temps en temps à une exposition. Par parenthèse, la dernière que j'ai vue (Courbet, au Louvre), m'a laissé une impression mitigée : en sortant, je me suis dit que je n'aimais finalement ni le style, ni l'homme. C'est assez rare pour être noté, même si ça nous éloigne de notre sujet et si j'ai une nouvelle fois été interrompu par moi-même.

Mon rapport à l'art est donc épisodique et amateur (au sens néophyte), ce qui me laisse une assez grande marge de progression. D'abord pour comprendre ce que c'est qu'une performance. Un art éphémère, par essence, explique Wikipedia sur le sujet, dont on peut situer l'origine dans la pratique des rites ou rituels de passage observés depuis l'origine de l'homme. La forme artistique la plus ancienne de l'humanité, utilisant comme matériau le corps, le temps et l'espace. On oublie donc le pinceau ou le burin, la peinture, le bois, la pierre, pour mettre en scène une action, sous le regard des spectateurs, avec une intention de leur faire ressentir une émotion particulière, de les faire réagir, ou simplement de les faire réfléchir. A ne pas confondre toutefois  avec le happening, qui se différencie par la spontanéité des actions proposées par les artistes et la participation active du public. Ce n'est pas un étalage d'érudition gratuite, mais juste pour éviter de dire n'importe quoi sur le sujet, ce qui aurait été encore mon cas, il y a à peine 6 mois.

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La performance, comme tout activité artistique, a ses maîtres. Yves Klein en est un, artiste qui s'était fait remarquer avec sa “Sculpture aérostatique" : en mai 1957, il lâche de 1001 ballons dans le ciel le soir pour marquer le vernissage d’une exposition simultanée dans deux galeries à Paris. A noter que dans l'une d'elle, une salle a été laissée vide, pour  marquer  l'origine immatérielle de l'art.

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En mars 1960, Yves Klein organise une performance à la Galerie internationale d’art contemporain de Paris. Pendant qu'un orchestre symphonique exécuté la Symphonie Monoton (20 minutes d'une seule note, puis 20 minutes de silence), trois modèles nues s’enduisent de peinture bleue et vont déposer l’empreinte de leur corps sur des papiers blancs (Anthropométries de l’époque bleue). Détail intéressant : en mai de la même année, Klein envoie à l’INPI la formule de la gomme qui lie les pigments de sa peinture, lui permettant de revendiquer la paternité de l'invention. De la est naît la légende de l’IKB , pour “International Klein Blue”, dont j'ai entendu une version déformée un jour, par un cuistre qui m'affirmait qu'un certain bleu était une marque déposée qu'on ne pouvait utiliser sans payer des droits...

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Autre figure tutélaire, Joseph Beuys. Cet allemand, pilote de la pilote de la Luftwafe, s'écrase avec son appareil en Crimée, pendant la Seconde Guerre Mondiale. A deux doigts de trépasser, il est recueilli par des nomades Tatares, qui, pour le soigner, le nourrissent de miel, le recouvrent de graisse et l'enroulent dans des couvertures de feutre. A partir de cet événement (ou de la version mythique qu'il entretient autour), il va bâtir une œuvre "autobiographique et métophorique". Sa performance la plus célèbre s'appelle “I like America and America likes Me”. En mai 1974, on annonce une exposition à la galerie René Block, à New York. Une ambulance vient chercher l'artiste à son domicile de Düsseldorf. Il part en avion vers les Etats-Unis sur une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre. À son arrivée à JFK, une ambulance le récupère et l'emmène, escorté comme un chef d'Etat, vers la Galerie, où elle le dépose, sans qu'il ait touché le sol américain, hormis celui de la galerie.
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Mais ce n'est pas fini : pendant trois jours, il va cohabiter (coexister, devrait-on dire) dans une cage avec un coyote sauvage capturé au Texas. Joseph, habillé et chapeauté de feutre manie sa canne, un triangle et une lampe torche, pendant que le coyote déchiquète à belles dents, dès qu'il le peut, les hardes de feutre de son compagnon d'infortune. On introduit tous les jours des exemplaires du Wall Street Journal dans la cage. Derrière un grillage, le public observe le manège, avec un mélange de fascination, de dégoût ou de colère. Puis Joseph Beuys repart en Allemagne avec le même équipage.

Je vous raconte tout cela parce que je me suis documenté depuis. Mais sur le moment, quand Catherine Gier m'expose son projet au téléphone, puis de vive voix quand on se rencontre, je n'ai pas la moindre idée de ce que signifie “performance”. J'ai juste en face de moi une jeune femme convaincue, convaincante, et qui m'expose ses idées et quelques clés de compréhension pour le béotien que je suis d'une voix douce mais ferme. Son travail, m'explique-t-elle, questionne les relations de l’Homme à son environnement naturel et au sein de l’entreprise, sous la forme de performances, de dispositifs impliquant le public et d’interventions dans et en fonction d’un contexte prédéterminé. Elle vient ainsi de mener à bien un projet d'«actions contemplatives» en milieu hospitalier. Qu'une artiste me parle d'entreprise, de projet et surtout de projet mené à bien, ça commence sérieusement à m'intéresser. D'autant que je comprends que d'autres binômes experts-artistes que le nôtre seront à l'œuvre le jour dit.

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Nous partons donc sur cette idée de réaliser une mise en scène, l'artiste exposant un de ses problèmes et le consultant posant des questions puis exposant ses propositions de solutions. C'est évidemment là que cela se complique pour moi, car ce que je fais couramment, en face à face avec des clients ou des prospects, je vais devoir le faire selon des règles qui vont m'être gentiment suggérées, et devant un public... Le 23 février après deux séances de répétions, me voici à l'Espace d'Art Contemporain Eugène Beaudoin (ci-dessus) situé au beau milieu de la cité universitaire Jean Zay d'Antony. Je conseille à ceux qui ricanent sur la grande misère de l'Université d'aller faire un tour du côté des bâtiments A, B, C, etc... de la résidence. 53 ans après la construction, les intentions d'Eugène Beaudoin, concepteur de l'ensemble, et des designers Jean Prouvé et Charlotte Perriand, pour l'aménagement intérieur, résistent difficilement à l'usure du temps.

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Il est près de 18 heures. Dans ce lieu dédié, plusieurs performances sont en cours. Une jeune femme aplatit à mains et pieds nus des lames de plomb, pendant qu'un kinésithérapeute explicite ses mouvements : il est question de bras de levier, de triangle de sustentation, de force perpendiculaire ou oblique. La jeune femme finit par saigner des mains mais refuse les gants, reprend toutes les lames de plomb aplaties et réalise une forme qu'elle relie avec des filins accrochés avec des poulies au plafond. Une cinquantaine de personnes déambulent, curieusement beaucoup de personnes âgées, qui filment ou photographient avec application.
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Une danseuse passe d'une pièce à l'autre, s'insère dans la performance en cours, se contorsionne sur le sol. Une jeune femme noire, biologiste et slameuse, proclame et écrit partout sur les vitres "je suis nègre" et différents autres aphorismes, mêlés à des formules chimiques. Son alter-ego dans cette aventure est une artiste qui mixe le son diffusé lors de cette performance. Dehors, un groupe gonfle des ballons noirs à l'hélium.

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19 heures : un tic tac d'horloge un peu lancinant attire l'attention. Puis un bruit de pales d'hélicoptère prend le dessus. Ça va être à nous. Le public se rapproche du lieu de la performance, "Diagnostic", délimité par un scotch noir à même le sol. Catherine a passé beaucoup de temps à peaufiner tous les détails, la place des objets, nettoyant même plusieurs fois à l'éponge le scotch pour effacer les traces de pas. Deux chaises, Une table avec dessus une pendule de jeu d'échecs, des cubes, des dés de différentes formes (un dé de jeu de rôles, un dé à six faces, un autre à quatre faces). Des fiches de différentes couleurs avec des questions. Des petits objets. Deux micros. Avec Catherine, nous faisons notre apparition. J'ai l'estomac retourné à l'idée de passer devant du public et, par dessus le marché, une gastro-entérite qui me tenaille les tripes depuis la veille. Si mes sphincters ne tiennent pas, je risque de faire une autre performance qui va en surprendre plus d'un...

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Je salue Catherine, elle fait de même. Nous enlevons nos chaussures et nous nous asseyons. Dès que l'un de nous a fini de parler, on appuie sur la pendule d'échecs pour passer le relais à l'autre. Catherine m'expose son problème : elle a de multiples projets et occupations, elle n'a pas le temps de tout faire et vit mal cette situation. C'est là où ça se corse : au lieu de lui poser directement les questions, le hasard des dés désigne la pile de questions que je dois poser. Questions bleues : géographie. (je dis ça dans ma tête pour me souvenir du bon paquet, car il faut annoncer les résultats). Ces questions et leurs réponses vont me permettre, peu à peu, de construire la réponse à son problème. Avec ces questions bleues, je lui demande de situer son action dans l'espace : Strasbourg, Bruxelles, Paris, etc. Elle manipule des cubes plus ou moins grands pour localiser ses projets, les gens avec qui elle travaille, parler de l'évolution de ses relations. On échange ainsi 12 minutes. Un "boup, boup", caractéristique du TGV arrêté en pleine voie («Pour votre sécurité, veuillez ne pas ouvrir les portes...»), nous donne le signal de la fin de la séquence.

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On relance le dé : 3, les archives. Catherine a pris à ma demande quelques échantillons dans les boîtes où elle stocke des "résidus" de ses projets : une chaussure, un paquet de malabars, un polaroïd, une boîte en plastique transparent avec des papiers déchirés dedans, etc. A chaque objet, une question. Cela me permet de comprendre son travail, de commencer à percevoir son fonctionnement, les difficultés qu'elle rencontre. De temps en temps, je jette des coups d'œil au public qui bouge, se lève, se rassoit, arrive, s'en va. Ça me terrorise.

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"Boup, boup, boup", séquence suivante. On se bande les yeux et je pose des questions plus personnelles, sur certains aspects de sa personnalité. Finalement, ça m'arrange, je ne vois plus le public. Je dois mentalement enrichir mon raisonnement, sans mes repères habituels. Dernière séquence (dans la vraie vie, c'est par cette séquence que je commence mes entretiens), des questions générales, pour essayer de comprendre son travail, son contexte, la finalité de son action. Je note au fur et à mesure les mots clés sur des post-it. Puis c'est à moi : je vais vers un paper-board, et je donne quelques pistes pour la solution. Une bonne quinzaine de minutes, puis le "boup boup" m'oblige à conclure en quelques mots : je lui promets de venir la voir à Strasbourg avec ma recommandation définitive. On se dit au revoir. Les gens applaudissent. C'est donc fini ?

Au final, une expérience surprenante
, des sensations inédites, pas toutes agréables, d'ailleurs, mais je ne regrette pas de m'être mis en danger. Quelques rencontres intéressantes sur place. Et surtout toucher du doigt une réalité que je ne connaissais pas. Je quitte discrètement les lieux en saluant Catherine, ravie de sa performance. Dans un coin, un jeune économiste explique les mystères de la masse monétaire et de la valeur relative de l'euro à son partenaire artiste devant un public attentif. 


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