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Orient déserté de ses danseuses...

Publié le 10 février 2008 par Gonzo
(Danseuses à Baghdad, VIIIe siècle)
"Elle finit par se plaire au singulier jeu de se balancer, à droite, à gauche, les genoux écartés, la taille roulant sur les reins, avec le frémissement continu d'une almée dansant la danse du ventre." É. ZOLA, Nana, 1880.
Francisation du mot 'âlima (عالمة : "savante", experte, en danse mais aussi en chansons et autres savoirs utiles en société), l'almée n'existe plus guère que dans les dictionnaires. Les almées d'aujourd'hui, on les trouve surtout dans les académies de danse orientale des pays... occidentaux ! Dans les cabarets du Caire et d'ailleurs, elles sont le plus souvent russes ou ukrainiennes... Depuis les années 1990 en effet, les danseuses d'Orient sont victimes d'une blonde concurrence étrangère qui, bien souvent, accepte de se produire pour des prix très largement inférieurs et dans des tenues encore plus suggestives.
A la fin de l'année 2005, les services officiels égyptens - la profession est réglementée en Egypte - dénombraient ainsi un peu moins de 500 professionnelles locales contre plusieurs centaines d'étrangères, illégales pour la plupart même si 150 d'entre elles étaient dûment enregistrées. En 2003, le ministère du Travail avait bien tenté de mettre un terme à cette invasion en interdisant aux étrangères la pratique de la danse orientale (voir cet article en arabe sur le site islam-online). Mais la mesure avait dû être levée, en septembre 2004, sous la pression des professionnels du tourisme en mal d'animatrices pour les soirées organisées à l'intention des touristes de passage !
Héritières d'une longue tradition savamment glosée par les auteurs de l'époque classique arabe mais aussi invention du regard orientaliste, les "danseuses du ventre" de la colonisation européenne restent au coeur de toutes les contradictions : femmes dévergondées, esclaves du plaisir des hommes, qui se vendent au pouvoir, elles sont également celles qui témoignent d'une liberté et d'une sexualité que les conventions sociales ne pourront jamais totalement réduire...
Pourtant, à l'image de la célèbre Fifi Abdo qui s'entête à défendre son art, tant contre les attaques du Syndicat des artistes que celles des pudibonds qui suggèrent aux nécessiteux d'éviter de s'asseoir aux "tables de charité" qu'elle finance, en bonne musulmane, à l'occasion de ramadan, les grands noms de la danse orientale appartiennent au passé. Bien sûr, les feuilletons continuent à comporter leur lot de déhanchements obligés, mais à lire cet article publié dans al-quds al-'arabi, tout le monde se rend bien compte que ces séquences ne servent qu'à faire durer des séries interminables et que celles qui se trémoussent sans âme n'aspirent à rien d'autre qu'à attirer l'oeil d'un éventuel producteur fortuné.
Signe que cet art est en passe d'être momifié en folklore, la vie d'une des grandes vedettes du genre, Tahia Carioca, devrait faire l'objet d'un feuilleton (article dans al-akhbar) si les prétentions financières des héritiers ne sont pas trop exorbitantes. Mais qui pourrait tenir son rôle ? Nadia El Guindy en principe, au grand désespoir de Fifi Abdo d'ailleurs, mais elle approche tout de même de ses 70 ans ! Et quelle image de Tahia Carioca diffusera-t-on sur les petits écrans ? Celle de la femme repentie, fervente musulmane de ses dernières années ou celle de la femme libre, avec ses 14 maris et ses engagements politiques qui lui valurent de connaître la prison du temps du roi Farouk, puis de Nasser et de Sadate ?
Le bel hommage posthume à "cette grande figure Nanaesque" adressé en 1999 par l'auteur de L'Orientalisme, Edward Said, lui-même décédé depuis, résonne dans un théâtre vide, déserté de ses danseuses.

(...) La vie et la mort de Tahia symbolisent l’incroyable volume de tout ce qui, dans notre vie de cette région du monde, n’a tout simplement jamais été ni enregistré ni préservé, malgré les vidéos qui vont sans doute se multiplier, malgré les rétrospectives de ses films, les cérémonies commémoratives où l’on fera son éloge comme on a pu faire celui de sa grande rivale, Samia Gamal, dont le cortège funéraire fut interdit il y a quelques années. Il n’existe aucune filmographie détaillée de Tahia, aucune bibliographie, aucune biographie digne de ce nom, et il n’y en aura probablement jamais. De tous les pays arabes que je connais, aucun ne dispose d’archives d’Etat en propre, de bureau des archives publiques, ni de bibliothèque officielle, pas plus qu’ils n’exercent de contrôle adéquat sur leurs monuments, leurs antiquités, l’histoire de leurs villes, les œuvres d’art architectural particulières telles que les mosquées, les palais, les écoles. Cette prise de conscience ne saurait en rien susciter un sentiment moral, mais évoque une histoire fourmillante, qui déborde de la page, s’étend au-delà du champ visuel et auditif, en devient hors de portée, largement irrécupérable. Pour les Arabes d’aujourd’hui, Tahia me semble incarner cette vie poussée au-delà des limites.
("Hommage à Tahia Carioca", Courrier international, 10 novembre 1999)
Un peu de la mémoire de ce passé, malgré tout, sur cette charmante vidéo qui réunit les deux éternelles rivales, Samia Gamal et Tahia Carioca.
Et l'intégralité de l'hommage (en anglais) à Tahia Carioca écrit par E. Said en 1999.
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