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Guerre des moeurs, guerre des marques : interdiction des "artistes" libanaises en Syrie

Publié le 20 novembre 2007 par Gonzo
Haïfa Wehbe et sa bande
Parallèlement au mot "fannânât" (فنانات), l'arabe moderne utilise également le terme "artîstât" (أرتيستات) qui désigne, de manière assez équivoque, certaines vedettes féminines qui "se servent de leur esthétique pour assurer leur succès" (اللواتي يتسخدمن مظهرهن الخارجي كوسيلة لنجاحهن) comme on peut lire dans un des articles consacrés par le site elaph.com au sujet de cette semaine.
Des artîstât qui sont en effet très présentes dans les pages de la presse arabe, même la plus sérieuse, depuis les déclarations du responsable du "syndicat des artistes syriens" (نقابة الفنانين السوريين : "artistes" au masculin, pour cette organisation professionnelle parfaitement respectable). Car Salâh 'Ubayd - c'est le nom de ce parlementaire élu à ce poste syndical jusqu'en 2014 comme il s'en vante - a décidé en juillet dernier de lancer une campagne contre "l'art dégradé" (al-fann al-hâbit : mot-à-mot : l'art qui s'abaisse), contre cette "pollution morale" (التلوث الاخلاقي) qui caractérise des pratiques relevant à ses yeux davantage du strip-tease que de la chanson. En conséquence, Haïfa Wehbe mais également Elissa et Nancy Ajram, sans oublier Dominique et toutes les autres, ne seraient plus autorisées à vendre leurs charmes de l'autre côté de l'Anti-Liban.
L'oukase du patron des artistes syriens a valu à cet acteur de réputation très moyenne non seulement les honneurs de toutes les feuilles à scandale et d'innombrables entretiens sur les chaînes satellitaires, mais également les félicitations de quelques imams de mosquée qui ont salué le mérite de "l'artiste croyant" (الفنان المؤمن : comprendre Salâh 'Ubayd). Dans le climat politique local, la sortie d'un député soutenu par le Baath, le parti au pouvoir plutôt libéral (sur le plan des moeurs bien entendu !), est en quelque sorte du "pain bénit" pour l'opposition religieuse qui fait du respect de la stricte morale musulmane un de ses chevaux de bataille.
Dans un premier temps, de nombreux commentateurs ont cru que le boycott des artistes libanaises par la Syrie était politique, surtout dans le contexte des relations entre les deux pays depuis l'assassinat de Rafic Hariri. Hayfa Wahbe aurait ainsi chanté pour "Doc' Geagea", le patron des Forces libanaises, Elissa, aurait participé au "Independence Day", la grande manifestation du 14 mars, et Nancy Ajram se serait permis des propos désobligeants sur la situation des libertés dans la "Syrie soeur" (سوريا الشقيقة).
La rumeur du boycott se répandant comme une traînée de poudre, notamment sur les innombrables sites où les fans partagent leur passion pour les vedettes du vidéoclip arabe, le président du syndicat des artistes syriens a tenu à confirmer qu'il n'y avait dans cette mesure aucun ostracisme envers les Libanaises. Même si une de ses déclarations avait pu laisser croire qu'on leur reprochait de ne pas avoir payé à l'Etat syrien les taxes sur leurs prestations dans ce pays, Salâh 'Ubayd a bien précisé par la suite que cette décision devait se comprendre comme une forme de protection morale (محمية اخلاقية) contre d'innombrables attentats au bon goût dont se rendent coupables de trop nombreuses artistes. La liste noire dressée par ses soins révèle ainsi qu'elles sont souvent libanaises mais pas exclusivement puisque la sulfureuse égyptienne Ruby (sur la photo) y figure également.
Cette interdiction est sans nul doute un coup sévère pour les Syriens amoureux de l'art sous toutes ses formes, mais plus encore pour les professionnelles libanaises dont les activités sont durement frappées par une crise politique qui ruine les échanges touristiques autrefois si puissants et si riches. Certaines artistes militent à leur manière pour une réconciliation entre les deux pays et Dominique "Farfoura" Hourani (photo de la page d'accueil de son site) a ainsi eu l'idée de lancer un clip avec une chanson en syrien. Hélas, ceux qui ont eu l'occasion de l'écouter affirment que ses trop nombreuses erreurs de prononciation risquent surtout d'aggraver les choses !
Pour surmonter la crise, d'autres n'hésitent pas à payer de leur personne pour proposer une gamme de services inédits destinés à la clientèle des nouveaux marchés. Elissa, en tête de la "liste noire" syrienne semble-t-il, vient ainsi de se rendre aux Emirats pour lancer, dans le très luxueux palace Emirates Tower, sa propre gamme de parfums, "Elle d'Elissa".
Dès lors que les chaînes satellitaires continuent à bombarder les malheureux spectateurs syriens de vidéoclips tous plus pernicieux les uns que les autres, beaucoup s'interrogent sur les véritables motifs de la décision prise au début de l'été par le responsable du syndicat des artistes syriens. Après avoir prévalu un temps, l'hypothèse la plus immédiatement politique, celle d'une vulgaire attaque contre les ambassadrices du charme libanais, est désormais écartée. Reste donc une lecture tout aussi politique, mais moins immédiate, celle de la répression de toutes les formes de liberté - y compris sexuelle - sous prétexte de morale et de religion. C'est l'opinion d'un journaliste algérien qui, dans un article en français, fait une bonne place aux péripéties des artîstâts des vidéoclips dans la litanie des atteintes récentes aux libertés dans le domaine de l'art et des moeurs.
Mais une autre interprétation est possible : le refus des artîstât, libanaises ou non, a d'autres fondements politiques. Il exprime - ou bien il exploite, comme on voudra - le refus de ce que l'intéressante notice de Wikipedia sur Nancy Ajram appelle "l'ajramisation des sociétés du monde arabe", à savoir un processus d'occidentalisation qui va bien au-delà des moeurs et des comportements sexuels car il implique aussi l'acceptation de l'hyperdomination économique globalisée. Tout cela est remarquablement expliqué (en anglais) dans un billet intitulé The cola wars come to panarabia, sur un blog furieusement éclectique que je ne connaissais pas : Revolt in the desert (Adorno y voisine avec Nancy Ajram et c'est bien intéressant !)
De ce point de vue, il est assez inévitable qu'en Syrie, bête noire des Américains, des voix s'élèvent au nom de la morale pour faire de la politique (et que des voix politiques fassent la morale). Elles prétendent faire barrage aux ambassadrices de charme de Coca-Cola et de Pepsi, les Nancy Ajram (à gauche) et autres Elissa (à droite), vedettes du marché arabe pour les multinationales du Cola.
En prime, le clip de la semaine : "Farfoura" par Dominique Hourani, qui a fait date semble-t-il par l'apparition en maillot de la chanteuse (ex-mannequin).Culture & Politique arabes

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