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Télévisions de ramadan (3/3) : géopolitique du feuilleton et questions de femmes

Publié le 30 septembre 2007 par Gonzo
Yousra, héroïne d'Une question d'opinion

Géopolitique du feuilleton arabe : un boycott des Syriens ?
Durant le mois de ramadan, qui est tout sauf un jeûne télévisuel, l'audience des feuilletons produits pour l'occasion - une centaine environ - est l'objet de multiples enjeux, économiques mais aussi symboliques (voir ce billet de l'année dernière). "L'esprit du temps" et les préoccupations de l'heure se reflètent dans les séries les plus populaires, tandis que la "géopolitique du feuilleton" nous éclaire sur les rapports de force entre les acteurs régionaux.
De ce point de vue, nombre d'observateurs constatent, étonnés, la chute brutale des productions syriennes : une cinquantaine de feuilletons produits l'an passé, une petite trentaine cette année, dont une poignée seulement a trouvé le chemin des grandes chaînes régionales. L'absence des Syriens profite aux Egyptiens, qui restent à leur niveau de l'année passée (50 environ) mais c'est surtout l'essor de la production de la Péninsule (plus d'une vingtaine) qui frappe les esprits.
Né au début des annes 1960, le feuilleton syrien s'est créé au fil des ans un style fait de réalisations soignées et d'intrigues sociales à tonalité souvent politique, style que les téléspectateurs arabes préfèrent souvent au sempiternel feuilleton sentimental égyptien sur fond d'amour et de vengeance. C'est le cas cette année encore pour une des rares productions syriennes présente sur les grandes chaînes internationales, "La porte du quartier" (باب الحارة), diffusée par la MBC.
Tout naturellement, bien des observateurs se demandent donc si le brusque reflux des images syriennes n'est pas la conséquence d'un ostracisme politique dans un champ médiatique régional largement contrôlé par les pétrodollars. La production syrienne - que les autorités s'efforcent aujourd'hui de soutenir économiquement - paierait ainsi le prix des tensions politiques de plus en plus perceptibles entre Damas et Riyad.
Si l'on ne peut rejeter totalement cette explication, il faut également tenir compte de la désorganisation des sociétés de production syriennes, de l'absence de politiques de promotion concertée des produits et, tout simplement de l'évolution du marché. En vertu d'une tendance que l'on a souvent eu l'occasion d'évoquer dans ces billets, les pays du Golfe occupent une place toujours plus marquante sur la carte culturelle arabe et ils sont voués, inéluctablement, à gagner des parts de marché télévisuel, ne serait-ce que parce que leur public est, économiquement parlant, le plus important et que toutes les chaînes se disputent les 17 millions de téléspectateurs saoudiens qui sont également les meilleurs téléphages de messages publicitaires.
Il est vrai aussi que l'industrie de l'image arabe et globalement les industries culturelles sont de plus en plus régionalement intégrées. Les migrations des spécialistes du domaine vers les oasis les plus rentables sont donc également de plus en plus fréquentes. C'est ainsi que les studios cairotes ont vu arriver nombre de talents syriens qui ont choisi de travailler là où on leur a proposé les meilleures conditions, et peut-être aussi plus de garanties d'être diffusés...
Censure politique en Egypte
... à condition de ne pas transgresser les règles du genre car, si le public adhère à un feuilleton parce qu'il lui "parle", parce qu'il s'y reconnaît, pas question dans le monde arabe d'aller trop loin ! Les journaux ont ainsi parlé de censure, laquelle, toutefois, va rarement jusqu'à 'interdiction pure et simple d'une série - ce qui peut se comprendre étant donné les enjeux économiques liés à la production de ces "grosses machines". Plutôt que de refuser une diffusion, on préfère agir en amont quand c'est possible, en recherchant un accord, en modifiant le scénario ou le montage, en coupant une scène voire un épisode, en supprimant un bout de dialogue...
A côté de la question toujours sensible des relations entre chrétiens (coptes) et musulmans qui a posé problème pour deux productions au moins ("Une fille de Choubra" بنت من شبرا et "Le temps des fleurs" أوان الورد), le problème le plus aigu semble avoir concerné "Question d'ordre" (نقطة نظام).
Construit autour d'une trame historique, ce feuilleton évoque un épisode particulièrement douloureux de la guerre de 1967 puisqu'il reprend les accusations de crimes de guerre israéliens à l'encontre de prisonniers égyptiens enterrés vivants à l'issue des combats dans le Sinaï (sur cette question, voir ce lien).
Le réalisateur, Muhammad Safâa Amer (محمد صفاء عامر), affirme batailler depuis longtemps pour faire aboutir ce projet qui a mis les autorités égyptiennes dans l'embarras. Le feuilleton a, de fait, été diffusé, mais après suppression de passages où le bien-fondé des accords de paix autrefois signés par Sadate était trop brutalement remis en cause par des personnages qui soulignaient combien la volonté - égyptienne - de tourner définitivement la page du passé ne trouvait pas d'écho chez les partenaires israéliens.
Questions de femmes
Pourtant, les problèmes de censure les plus commentés dans la presse cette année n'ont pas porté sur des questions strictement politiques. Au contraire, et c'est un fait qui mérite d'être noté tant il va à l'encontre de tout ce que l'on raconte sur le monde arabe, les feuilletons ont beaucoup évoqué cette année la question féminine, en suscitant des interrogations sur ce qu'il était convenable de dire, à la télévision, à ce sujet.
Dans ce domaine, c'est un de ces réalisateurs syiens travaillant pour les studios égyptiens qui a fait parler de lui. Muhammad Aziziyyeh (محمد عزيزية) a ainsi tourné "Question d'opinion" (قضية رأي عام , que l'on pourrait presque traduire par "question de société"). Diffusé sur plusieurs chaînes importantes (Dubai TV, la "2" égyptienne...), le feuilleton a pour grande vedette Yousra, connue en France pour sa participation à différents films de Youssef Chahine.
Catégorisée dans l'opinion comme "progressiste", surtout depuis qu'elle a intenté une action en justice contre des avocats proches du courant religieux qui se plaignaient de ses tenues vestimentaires trop légères, Yousra s'est abondamment exprimée dans la presse, y compris "people", pour défendre le feuilleton dans lequel elle a joué. Elle a ainsi justifié la diffusion, jugée particulièrement choquante en cette période de fête religieuse et familiale, d'un épisode traitant, sans éluder la question, du viol. Pour elle, il ne faut pas craindre de diffuser des images choquantes afin de "changer le regard de la société sur les femmes victimes de violences sexuelles".
Longtemps refoulée - les statistiques évoquent 20 000 cas par ans, un peu moins qu'en France pour une population un peu plus importante : mais quel crédit peut-on accorder aux statistiques ? -, les violences sexuelles sont devenues aujourd'hui une des principales questions de société. En Egypte, on a beaucoup parlé l'année passée du harcèlement sexuel que subissaient des femmes, dans la rue, notamment à l'occasion des fêtes de ramadan (évoquées dans ce billet).
Les scénaristes de feuilleton, qui ont l'art de flairer "l'air du temps", ont mis l'accent cette année sur ce thème. Ainsi, alors que se multiplient les pressions en Arabie saoudite pour que les femmes puissent, elles aussi, conduire, la LBC libanaise, la chaîne la plus populaire et la plus racoleuse de la région, a envisagé, avant de faire marche arrière (!), de diffuser une série construite sur l'histoire - proprement insensée !!! - d'une Saoudienne déguisée en homme et travaillant comme taxi ! La LBC, toujours elle, a repoussé à une période un peu moins sensible que ramadan la diffusion de "Moussa et ses soeurs" (موسى و أخواته), série proposant une centaine "d'histoires vécues" traitant du harcèlement sexuel, du viol, de l'homosexualité..., autant de thèmes récemment explorés par les romanciers et les romancières de la Péninsule (voir ces deux billets).
La sortie de tous ces projets était sans doute un peu prématurée mais il est dans la logique des choses - celle qu'impose le goût du public sur lequel se calquent les annonceurs - que ce délai ne soit pas bien long et que se multiplient, au prochain ramadan ou avant, les explorations de la réalité des femmes dans le monde arabe.
D'ailleurs, au temps de la remote control, un terme transposé tel quel en arabe, il est de plus en plus difficile d'imposer une censure dans l'espace satellitaire des images. Yousra et son réalisateur syrien ont remporté une demi-victoire puisque deux versions ont été proposées au public égyptien et arabe : une soft, pour les familles, diffusée notamment sur la chaîne satellitaire égyptienne officielle, et une autre, un peu plus gore, reprise notamment par des cryptées payantes sur le réseau ART...
Les liens :
Pour aller plus loin sur la "révolution culturelle" du monde arabe, et de ses femmes, il faut lire Le Rendez-vous des civilisations, un ouvrage que viennent de publier Olivier Todd et Joseph Courbage.
Pour le plaisir, un superbe et haut en couleurs générique de "La porte du quartier"...
... et celui de Question d'opinion, avec la joue de Yousra encore marquée par les violences masculines...
- Sur les feuilletons de ramadan, un panorama d'ensemble, puis un éclairage davantage saoudien et un commentaire sur l'exode des professionnels syriens.
- Sur le traitement politique en Syrie des problèmes du secteur médiatique, cet article dans Al-Quds al-'arabi.
- A propos de la censure, un tour d'horizon, et cet article à propos de Nuqtat nidhâm.
Une analyse des feuilletons syriens, et des saoudiens.
Enfin, parmi de très nombreuses sources, cet entretien avec Yousra.
Culture & Politique arabes

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