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Télévisions de ramadan (2/3) : feuilletons, critique sociale et censure

Publié le 01 octobre 2007 par Gonzo
Dans l'image : Tâsh ma tâsh :
idées qui font sentation ou échec et répétition ?

Grand moment de consommation télévisuelle, ramadan fait souffler un peu d'air frais dans les programmes arabes. Ce n'est pas que la censure politique soit plus tendre, comme en témoignent les récents événements en Egypte dont il nous faudra sans doute reparler. La débauche de programmes festifs contribue à détendre l'atmosphère. Ramadan, c'est également un temps béni (!) pour les feuilletons qui, sous couvert de franche rigolade, se permettent de dire bien des choses, pour la plus grande joie des uns, et à la grande fureur des autres.
A ce petit jeu, le grand maître est sans conteste l'indéboulonnable production saoudienne Tâsh mâ tâsh (طاش ما طاش) déjà évoquée dans ce billet, à la même époque l'année dernière. Véritable phénomène de société (à tel point qu'un de ses épisodes aurait été diffusé devant des membres du Congrès américain : quelqu'un a l'info ?), le feuilleton-culte a d'innombrables admirateurs qui savourent sa manière de mettre à nu les travers des Saoudiens, et pas mal de farouches adversaires qui y voient une attaque en règle contre les valeurs les plus sacrées.
C'est la quinzième année que les épisodes de cette série, exclusivement diffusée pendant ramadan, font passer des messages fort peu conformistes dans un pays où la critique n'est pas toujours facile à faire accepter. Surtout quand on parle non "seulement" de la condition des femmes divorcées, de la nullité des universités du cru ou encore de la tendance à se replier dans le passé pour ne pas avoir à affronter le réel - autant de sujets abordés cette année -, mais aussi de LA question qui dérange entre toutes, à savoir celle de la religion ou plutôt de ses pratiques - et parfois déviations - sociales.
Ci-dessous une image
tirée de l'épisode intitulé
Tash-Sat
Observateurs avisés des évolutions sociales, les scénaristes de Tâsh mâ tâsh ne pouvaient pas rater le phénomène des télévisions religieuses, évoqué la semaine dernière. Sous le titre de "Tash-Sat", un épisode de la série actuelle s'en prend ainsi aux tartuffes qui n'hésitent pas à exploiter sans vergogne le filon de la télé-religion. On y voit ainsi des présentatrices chargées naguère de faire valoir les chanteuses en mal d'amour et les pousseurs de romances se convertir avec leur chaîne au "tout-islam", et donc en pieuses musulmanes fort pudiquement voilées...
Les débats sont allés bon train sur les forums internet : critique aussi fondée que pertinente de l'évolution du paysage médiatique pour les uns, basses attaques lancées par ceux que contrarie trop, justement, l'indéniable succès des chaînes religieuses, pour les autres... De quoi confirmer les convictions de certaines autorités religieuses qui, déjà furieuses de voir que les pèlerins se prennent en photo dans les lieux saints, tonnent contre les spectacles pernicieux du petit écran. Mais tout aussi bien celles de certains de leurs confrères qui avouent bien volontiers apprécier que cette série télévisée fasse oeuvre utile en critiquant les travers de quelques pratiques...
Il faut toutefois plus d'un scandale par an aux producteurs de Tâsh mâ tâsh . D'ailleurs, il est plus que probable qu'ils ne redoutent rien tant que l'indifférence, chaque scandale et chaque controverse contribuant à l'audience d'une émission qui, comme partout ailleurs, sert tout de même à vendre de la publicité. Un autre épisode a donc fourni son lot de polémiques sur le mode, déjà éprouvé l'an dernier, de la dénonciation des pratiques des tribunaux religieux chargés de punir les écarts par rapport au code de bonne conduite musulmane - inspirée de l'exégèse wahhabite - en vigueur dans ce pays.
L'épisode en question, qui a pour titre "Un juge au paradis" (قاض في الجنة), imagine l'histoire d'un juge de tribunal religieux qui, plutôt que de condamner à la peine la plus sévère (cela peut aller jusqu'à l'exécution), un jeune homme délaissant l'obligation de la prière préfère lui imposer une peine que l'on qualifierait, en France, "d'intérêt général", au grand dam de ses collègues, étroitement attachés à la lettre des textes juridiques.
Des articles nous racontent que l'épisode a manqué d'être censuré parce qu'un juge - religieux bien entendu - saoudien aurait déposé plainte auprès des autorités de Dubaï (siège de la MBC qui diffuse en exclusivité Tâsh mâm tâsh). D'autres affirment qu'il ne s'agit que de rumeurs. En tout état de cause, cela a contribué à faire parler de l'émission et le but, quel qu'il soit, a été atteint !
Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Les producteurs de Tâsh mâ tâsh ont innové cette année en introduisant un service - payant - qui permet aux fans de recevoir à l'avance, sur leur portable, le synopsis des émissions à venir. C'est ainsi que l'on sait déjà que le quinzième épisode de la série actuelle rompt contre toute attente avec la ligne traditionnelle de l'émission et s'en prend aux "libéraux" (ليبراليون). (Le terme, repris mot à mot en arabe, n'a pas grand-chose à voir avec le libéralisme politique ou économique mais fonctionne plutôt comme un nom de code pour désigner tout ce qui se veut à la fois "laïc-moderne-rationaliste-etc.", en d'autres termes, tout ce qui s'oppose aux "authentiques-valeurs-traditionnelles-de-l'islam-et-de-l'arabité" : il faudra y consacrer un billet une autre fois.)
"Libéraux mais..." (ليبراليون ولكن) est donc le titre de ce nouvel épisode qui se moque, pour une fois, de cette fraction de la société caricaturée sous les traits d'un "poète progressiste" s'acharnant à rénover la prosodie de langue arabe classique, dans un pays où les gens se passionnent pour la poésie locale en dialecte (les cours de rattrapage sur cette question centrale dans la culture arabe se trouvent dans ces deux billets : 1 pour la poésie dialectale et 2 pour la langue classique !).
On a beaucoup débattu dans la Péninsule arabe, sur internet en particulier, à propos des interprétations possibles de cet inhabituel "coup de patte" porté dans Tâsh mâ tâsh aux représentants des "courants rénovateurs" dans la société saoudienne. Beaucoup se rassurent en se disant que Sedhane et Gossaybi (عبد الله السدحان وناصر القصيبي), les deux scénaristes, tout de même en butte à des menaces même pas déguisées, ont trouvé là une manière habile de se dédouaner en montrant que leurs critiques ne sont pas réservées à la seule institution religieuse...
Mais toutes les histoires, y compris en feuilleton, ne se terminent pas aussi bien et il faut probablement le très grand talent des auteurs de Tâsh mâ tâsh pour naviguer avec une telle sûreté dans les limites étroites de ce qu'il est permis de dire, y compris avec le sourire, et y compris pendant ramadan...
Toujours sur la même chaîne, la MBC, une autre série n'a pas eu le temps de trouver son public car la direction a choisi de ne pas la diffuser. "Les fautes finissent par se payer" (traduction libre de : لل خطايا ثمن) a suscité, avant même son passage à l'antenne, la fureur des milieux chiites du Koweït au prétexte que leurs pratiques religieuses y étaient sévèrement critiquées. On y parlait en particulier de la facilité avec laquelle cette école (dite "jaafarite" pour les spécialistes") accepte les "mariages coutumiers" dits également "mariages de plaisir" (c'est de fait très injuste car les sunnites se débrouillent également très bien dans ce domaine comme nous l'avions vu dans ce double billet !)
Articles dans la presse, interventions "d'intellectuels et de personnalités religieuses", questions de députés (chiites) au Parlement, commentaires en Conseil des ministres, lapidation des bureaux de la MBC à Koweït : sous la pression, les autorités koweïtiennes ont demandé à leurs voisins de Dubaï, aux Emirats unis où se trouve le siège de la MBC, société à capitaux saoudiens, de ne pas ajouter aux tensions confessionnelles entre chiites et sunnites, plus fortes que jamais depuis l'occupation américaine de l'Irak.
Même dans les feuilletons de ramadan, la critique n'est pas pas toujours facilement... (D'ailleurs, la semaine prochaine : d'autres feuilletons et d'autres censures, mais pour d'autres raisons cette fois !)
(note au 1/10/07) : sur Tâsh mâ tâsh, il faut absolument lire ce mémoire de recherche rédigé par Pascal Ménoret.
Références :
- Sur Tâsh mâ tâsh, un article dans Al-Hayat le 5/09/07 (la recherche sur les archives ne fonctionnait pas au moment de la mise en ligne de ce billet) ; deux articles (1 et 2) sur le site d'islam-online, ainsi que, dans Al-Akhbâr, cet article sur l'interdiciton de "Juge au paradis" et cet autre sur la série en général.
- Sur "Les fautes finissent par se payer", au Koweït, voir Al-Quds al-arabi, des 9, 11, 12 et 17 septembre.
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