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Loi, Turquie, et maladresse.

Publié le 23 décembre 2011 par Egea

Bien : il n'est pas d'usage de tirer sur le pianiste, et il fut un temps où les hommes politiques, à l'extérieur, s'abstenaient de faire le moindre commentaire sur la situation politique nationale. Il fut un temps aussi où l'on séparait nettement ce qui avait trait à la politique intérieure, et ce qui relevait de la politique étrangère, les deux étant rarement connectées. Aussi est-ce avec classicisme et gêne qu'il faut bien commenter l'escalade franco-turque qui se déroule en ce moment. Et on ne peut que dire, avec le ministre des affaires étrangères, 1/ qu'il faut garder de la retenue 2/ que cette loi est malvenue. Quelques commentaires, donc, non pour distribuer des bons et des mauvais points, mais pour examiner les choses si possible différemment, si possible avec hauteur.

Loi, Turquie, et maladresse.
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1/ On se reportera à deux excellents billets pour comprendre l'arrière-plan :

  • celui de Stéphane Mantoux pour les aperçus historiques, portant à la fois sur l'histoire du génocide, l'histoire de la qualification de génocide et ses enjeux, enfin l'histoire de la question juridico-mémorielle.
  • celui de Nicolas Gros-Verheyde sur les calculs à dix-huit coups des décideurs politiques (même si je ne suis pas d'accord avec toutes ses conclusions, mais ce n'est pas ici le lieu d'en discuter).

2/ Venons-en à l'affaire, en terme de politique extérieure. Constatons tout d'abord l'escalade. Depuis Carl von C., je me méfie toujours des escalades en matière stratégique, même si celle-ci sera contrôlée. Entendre M. Erdogan évoquer les méfaits français en Algérie lui attirera forcément la réplique de son action dans la partie kurde, qu'il considère probablement comme un département connaissant des tentations sécessionnistes armées, qu'il qualifie de terroristes : similitude des situations, similitude des méthodes ?

3/ Il reste que cela vient d'ailleurs conforter la place de l'AKP sur la scène intérieure, celui-ci revêtant avec délectation les oripeaux de l'identité turque, étant cette fois-ci plus kémaliste que l’Atatürk, et réprimant d’ailleurs pareillement les Kurdes. L'entendre enfin dénoncer la liberté de pensée et d'expression, à l'heure de l’instrumentalisation du procès Ergenekon et des contraintes mises à la liberté de la presse (on se croirait en Hongrie, c'est dire), ça me reste un peu en travers de la gorge. N'entrons donc pas dans ces débats, qui tiennent du jeu de rôle.

4/ Autrement dit, et pour conclure sur la réaction turque : Ankara a tout intérêt, pour des motifs intérieurs, à faire mousser la querelle. En plus, à l'extérieur, cela renforce son image de principal opposant proche-oriental à la domination occidentale, et donc son rôle de modèle de la rive sud de la Méditerranée...... Tout bénéfice pour lui !

5/ Du coup, on en vient à s'interroger sur la politique étrangère de la France à l'égard de la Turquie. Bon, on avait compris que la France s'opposait à son entrée dans l'UE : mais honnêtement, qui en parle sérieusement maintenant ? les difficultés européennes sont telles, et la position hostile à l'entrée turque est désormais suffisamment partagée, qu'il n'y a plus de sens à vouloir arrêter un train qui est à l'arrêt, frein de parc mis. Surtout, la question chypriote constitue un obstacle durable, qui n'est pas prêt d'être levé.

6/ Or, il faut considérer la place de la Turquie dans le dispositif régional :

  • tout d'abord, un pays économiquement émergent (pas sûr que ça dure, mais ça, c'est un autre sujet) ;
  • ensuite, un acteur qui a su se repositionner dans le Proche Orient, jouant habilement entre les pays arabes de la péninsule et une hostilité vaguement surjouée avec Israël, et une ambiguïté avec la Syrie (ça coince à haute voix, mais ça trouve finalement pratique que les Kurdes Syriens soient sous le joug, voir mon billet);
  • enfin, un rôle de "modèle" pour les nouveaux régimes issus des révoltes arabes, qui voient dans la Turquie la possibilité d'une réussite musulmane proche-orientale (en oubliant d’ailleurs qu'elle n'est possible que grâce à 70 ans de kémalisme, donc de laïcité absolue, et deux ou trois dictatures militaires en sus)

7/ La France est-elle économiquement si solide ? a-t-elle une position si forte au Proche-Orient? est-elle perçue tellement comme un modèle dans le Maghreb ? Autrement dit, est-elle en posture de jouer les gros bras ? Poser la question suffit à y répondre.

8/ Enfin, en ce moment, il y a une crise syrienne et, par contagion, des effets de contagion au Liban où nos soldats tiennent garnison. La Turquie (alliée de l'OTAN) est le seul voisin de la Syrie à manifester une certaine hostilité à Bachar Assad, dans la répression en cours. Est-ce vraiment le moment de se fâcher, si l'on veut jouer un quelconque rôle dans le règlement de la crise syrienne ?

On comprend la gêne d'A. Juppé et l'expression publique (d’ailleurs surprenante, car à l'encontre de la solidarité gouvernementale) de son dissentiment.

O. Kempf


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