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Perdus dans Kaboul (4)

Publié le 13 février 2008 par Rogerroger
De prime abord, les origines de Jeff n’étaient pas faciles à identifier. Tant son vocabulaire que son accent trahissaient des racines dans le Sud-Ouest de la France, avec, ça et là, de surprenantes intonations américaines.
Quel âge pouvait-il avoir ? Sans doute la trentaine. Grand, élancé. Un foulard de soie autour du cou lui donnait un air distingué. Barbe et cheveux bien entretenus, brillants, une prouesse dans cette ville de poussière, et dans un hôtel sans eau courante.
D’un sourire engageant, il nous invita à entrer.
Jeff avait de la classe. Par la suite, je devais apprendre qu’il avait eu une jeunesse agitée au sein des bandes, à Béziers. Il en avait gardé des « séquelles », notamment dans sa façon de s’exprimer avec un naturel désarmant. A dix huit ans, il avait rallié les States, la route, l’auto-stop, les grands espaces… et au bout : le « Min’Sota », comme il désignait avec amour sa terre d’adoption.
Aujourd’hui, pourquoi Kaboul, alors ?
Habib et moi attendions, assis sur son bout de sommier, le thé vert qu’il préparait lentement sur un réchaud à gaz. Jeff se taisait. Il ne parlait pas pour ne rien dire, refusant le jeu des papotages futiles.
« Je suis ici pour dessiner, on verra bien», lâcha-t-il en sourdine.
Grâce à monsieur Habib et grâce à sa faculté à se fondre dans la masse, il était passé au travers des mailles du filet qu’avait resserré la police sur les étrangers.
Il était vêtu du peroan-é tombon local, un pakol sur la tête, sans oublier un patou – mince couverture – sur les épaules, l’hiver était rude.
J’ai attendu que la confiance s’installe enfin pour aborder le sujet : Jeff avait-il croisé « Polo », l’Occidental assassiné dans un parc ?
« Ah oui, celui-là… », commença-t-il en s’asseyant en tailleur à même le sol, son verre de thé bouillant à la main.
Nos regards se sont alors croisés, brièvement, pleins de connivence me sembla-t-il.
Le silence devenait pesant et Habib décida de retourner à l’accueil de l’hôtel.
Je dus relancer la discussion : « et… ? »
Jeff sourit. Ce n’est pas lui qui allait balancer sur un compagnon d’infortune. Mais, visiblement, il voulait me venir en aide.
« Je l’ai croisé. Once or twice. Un mec cool. » Sa mort semblait le laisser indifférent. Il se mit à observer attentivement le fond de son verre vide, à la recherche, peut-être, de formes, de sens.
Je toussotai : « Comment le trouvais-tu ? Quelles peuvent être les motivations pour un homme… disons… mûr, pour passer du temps dans un pays comme celui-ci… dans un endroit… comme celui-là ? »
Jeff souffla, puis se lissa la barbe.
Quand il se décida enfin à parler, son accent du Midi me chatouilla joyeusement les tympans : « L’Anglais ? »
Je fis oui de la tête, pour l’encourager à poursuivre.
« Cool… Il avait une tronche de scientifique, genre spécialiste en éprouvettes… Mais pas prétentieux. Un rêveur. Il se cassait la gueule dans l’escalier ! »
Je me balançais d’avant en arrière comme pour entraîner Jeff dans un rythme propice aux confidences. « Il fumait ? » glissai-je, l’air de rien.
Jeff ne prit pas vraiment ma question en considération, il haussa les épaules et d’une moue éloquente, lâcha: «Alors ça, on s’en tape, tout le monde fume, chacun fait ce qu’il veut de toutes façons…, j’espère bien pour lui qu’il fumait…»
« Il avait l’air bien dans sa peau ? » La zénitude de Jeff me faisait perdre mes moyens, et je m’enferrais avec des questions de plus en plus idiotes. Il maugréa un : « Mmh… » charitable. Et je m’abstins de poser la question qui pourtant me tenait à cœur : « Etait-il dans cette phase de la vie où on sent décliner à vitesse accélérée la force de ses émotions, où l’on finit par prendre la route sans but et sans espoir, où l’on termine dans un terrain vague d’un pays détruit comme soi ?! »
Je me contentais de tendre mon verre à Jeff, qui me resservit du thé. Je ne sentais chez lui aucun signe d’impatience, il avait la journée devant lui, il n’exprima non plus aucune déception lorsque je pris congé. Il déplia sa longue silhouette. Je promis de revenir le voir, ce qui ne déclencha chez lui aucun signe visible d’enthousiasme.
Je retrouvais heureusement de la chaleur humaine au rez-de-chaussée, accueilli par le vaste sourire d’Habib. Il se dandinait derrière son comptoir, enchanté de s’être fait un ami étranger. Je le remerciai, alignai sans compter les formules de politesse, en lui serrant une main, puis deux, tout en l’embrassant. Nous allions nous revoir, impossible autrement, et pas plus tard que cette semaine. Inch Allah.

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