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drogues vies ouvertures

Publié le 27 janvier 2008 par Jjplm5

 

   "Van Gogh, alcool, jaune" - Où retrouver cela dans l'oeuvre de Roger Laporte? Je n'étais pas capable d'entreprendre cette recherche (ces mots ne se trouvaient pas là où il m'avait semblé pouvoir les retrouver). Merci à Jacqueline Laporte de m'avoir donné - très gentiment et très rapidement - la référence désirée. Je souhaite qu'elle puisse trouver dans les lignes qui suivent une expression de mon amitié pour elle et pour Roger.

 

   1. "Ce que Artaud attendait du théâtre, je l'attends de l'écriture : en remplaçant donc le verbe jouer par le verbe écrire, je dirai avec Artaud : "Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand (j'écris), c'est là que je me sens exister"" (Roger Laporte, "Quinze variations sur un thème biographique - essais", Flammarion, 1975). Ce livre, il faut le souligner, ne relève pas de ce que Roger Laporte appelait ( et, de fait, il ne cessait aussi de l'appeler, de la désirer, en la "pratiquant") "écriture majeure" (son oeuvre "littéraire"). Il en va bien ainsi. Mais on ne saurait surestimer l'importance de la "Post-face ou chemin de halage" qui donne aux "Quinze variations" leur dimension décisive. Il faut bien admettre que si la distinction entre deux écritures subsiste, elle ne sort pas strictement indemne de leurs contaminations. Heureuses contaminations qui relancent un aspect de l'écriture biographique (Roger Laporte, pour le dire simplement, souhaitaient entre autres choses écrire ce que l'on ne trouve que dans les journaux et les correspondances des écrivains). Et, donc, la Biographie déborde.

   "Quand je vis je ne me sens pas vivre". Manque essentiel. Comment ce manque sera-t-il comblé - et même plus que comblé? Comment une "surexistence" (le mot apparaît peu après la citation) peut-elle jaillir d'un déficit tragique, douloureux - à supposer qu'elle en sorte purement et simplement? Et, surtout, à quel prix? Mais, pas de doute, ce prix exorbitant n'a pas de prix.

 

   2. "Biographie désigne d'habitude le genre littéraire qui a pour objet l'histoire d'une vie, mais je n'aurais pas fait une sorte de jeu de mots à partir de son étymologie si je n'avais cru que l'on peut renverser le rapport, depuis toujours établi, entre vivre et écrire. Alors que la vie ordinaire précède le récit que l'on peut en faire, j'ai parié qu'une certaine vie n'est ni antérieure, ni extérieure à écrire : je ne pouvais donc confier à un suppléant le soin d'écrire mes mémoires, ou plutôt au départ il n'y avait rien à raconter, car on ne saurait faire le récit d'une histoire qui n'a pas encore eu lieu, d'une vie inouïe à laquelle seule écrire permettrait d'accéder. - Toutes ces pages, dont les premières ont été écrites il y a plus de six ans, justifient-elles ou non cette attente d'une vie inconnue?

   Plus que tout autre sans doute, ce peintre était en droit de dire : "Alors seulement je ressens la vie lorsque je pousse raide le travail." Ecrire ou peindre est si difficile, voire si improbable, que de toute nécessité il faut pousser raide le travail : toutes les ressources de l'individu doivent être et sont effectivement peu à peu mobilisées et suractivées. Ecrire demande et à la fois permet que la machine psychique marche à son plus haut régime : l'acuité de la pensée, l'enthousiasme tranquille de tous les sens qui en résultent donnent à l'écrivain une gaieté légère et pourtant sans pareille, mais écrire exige encore plus : toutes les ressources doivent être et sont effectivement poussées à leur paroxysme. L'individu est alors porté très au-delà de ses possibilités initiales, mais la machine psychique, qui doit longtemps fonctionner à plein régime, est ainsi soumise à une dangereuse surchauffe. Ecrire fait donc un usage sans mesure de l'énergie psychique, usage qui sur l'heure intensifie le sentiment de vivre et même fait naître une ivresse exaltante, mais qui se paie ensuite de longs abattements. "L'écrivain, même en tant qu'homme, accède à une intensité de joie, de tourment, d'effroi, de détresse, de liberté, de verve qui autrement lui demeurerait inconnue" : je réinscris cette phrase, mais je n'aime pas ce "même en tant qu'homme", car cette formule indique une faille possible, fait naître un soupçon que l'on écarte, mais qui revient : "Est-ce que j'écris seulement parce que j'ai ainsi trouvé le substitut d'un excitant? Est-ce que de manière non seulement déguisée mais à mon insu je compose les "Nouveaux mémoires d'un mangeur d'opium"?" Il n'est pas du tout exclu qu'écrire soit aussi une drogue à la condition d'entendre le double sens de ce mot : remède et/ou poison, mais, même si en quelque manière je dépéris ou suis en état de manque lorsqu'il m'arrive de ne pas écrire, cette exaltation, au demeurant fort rare, loin d'être l'objet de ma recherche, est seulement un profit inattendu et équivoque, une jouissance dont, hélas ou heureusement, le lecteur doit fort peu bénéficier"(Roger Laporte, "Fugue 3", Flammarion, 1976)

   A. Que l'on relise ce texte en étant attentif, pour l'ouvrir, à chaque mot, à chaque formulation. Je l'indique quelque peu, de la manière la plus économique.

   "J'ai parié qu'une certaine vie n'est ni antérieure, ni extérieure à écrire", "la vie ordinaire", "Ecrire ou peindre est si difficile, voire si improbable...", "toutes les ressources de l'individu doivent être...", "demande et à la fois permet", "toutes les ressources doivent être...", "qui doit longtemps fonctionner à plein régime", "le lecteur doit fort peu bénéficier".

   B. Roger Laporte a fait sienne la formule d'Artaud : "Quand je vis je ne me sens pas vivre". Si on peut dire, il ne suffit pas à Roger Laporte d'écrire ((cela "suffisait" à Kafka et, surtout (car c'est surtout et avant tout cette expérience intérieure qui est visée), à Bataille)), il lui faut, par-dessus le marché - et c'est notamment ce que donne son travail - écrire en renversant le rapport depuis toujours établi entre la vie ici dite ordinaire (ordinaire pour qui et pourquoi?) et l'écriture.

   C. Quand je vis je ne me sens pas vivre. Sur cette lacune s'érigent, avec la drogue, la peinture (Van Gogh, "ce peintre" - pourquoi n'est-il pas nommé?) et la littérature (Roger Laporte - plus loin, une allusion à Quincey mangeur d'opium). Peinture et littérature qui sont elles-même déjà une drogue. Au déficit initial, cruel, succèdera l'intensité la plus grande et avec elle on se sent vivre (intensément). Il faut bien voir que le manque initial n'empêche pas l'intensité. Il la produit. Il n'empêche pas que le travail soit poussé raide. Au contraire, il le permet et l'exige. La drogue est bien une drogue et elle est d'avance aussi "naturelle" qu'"artficielle". "Manque" (ce que j'ai appelé, faute de mieux, manque) et drogue ne cessent de passer l'un dans l'autre, de conduire de l'un à l'autre, de l'une à l'autre. Mais attention : il n'y a pas une alternance simple. Car si l'on peut un moment imaginer - comme y invite, il me semble, le texte de Roger Laporte - qu'il y a comme un équilibre dans l'alternance, on doit bien finalement admettre qu'il n'en est rien : "cette exaltation, au demeurant fort rare". Et donc on est conduit à suggérer que le "manque" est l'économie générale dans laquelle l'abattement et l'exaltation alternent sans équilibre. Si l'abattement était incompatible avec la suractivation, jamais il n'y aurait eu "Suite" et surtout pas "Moriendo". (Ce dont il a été question dans ce paragraphe a trait à ce que je pense être l'économie générale du travail de Roger Laporte. Propos qui n'a rien de réducteur parce que il ne donne pas la biographie. Ou encore : la biographie ne s'y réduit pas. On ne peut l'en déduire).

   D. Je renvoie une fois de plus à la longue citation de "Fugue 3". Ces lignes résultent-elles d'un travail "improbable"? Roger Laporte a-t-il poussé raide le travail pour les écrire? J'ignore dans quel état était Roger Laporte lorsqu'il les a écrites (l'état dans lequel on se trouve ne garantit jamais rien). Je ne veux en aucune manière réduire l'intérêt de ce texte. Mais comment ne pas voir qu'il est loin, très loin, d'être ce que Roger Lapote a écrit de mieux (si l'on veut se tourner vers ce mieux, il faut lire "Suite" et, davantage encore, "Moriendo"). Je ferai seulement remarquer que "je ne pouvais confier à un suppléant le soin d'écrire mes mémoires..." est une phrase qui alourdit inutilement le texte.Et, donc, l'écriture dite majeure n'est pas toujours majeure. C'est dans l'abattement le plus grand, avant l'épuisement total, que Roger Laporte a écrit le plus remarquablement. Ce fait montre bien qu'un certain abattement et une certaine intensité ne sont nullement contradictoires.

   3. Nous "retrouvons" "ce peintre" beaucoup plus tard, dans un tout petit livre : "La loi de l'alternance" (1997). Les quelques pages qui y sont consacrées à Van Gogh sont étonnantes. Elles témoignent d'une connaissance approfondie et de l'homme et de son oeuvre et d'un attachement profond pour l'un et pour l'autre. Une fois encore - mais, en fait, comme chaque fois -, il faut renvoyer au texte. Ne pas ne retenir que le très peu que je reprends pour mon propos. Mais si je peux donner à lire ou à relire j'aurai atteint mon but. D'autant plus que je ne suis absolument pas un spécialiste de "Roger Laporte". Il me reste tant de pages à lire - dont, loin devant moi, "Moriendo".

   Voici : "La fonction de l'alcool chez Van Gogh est double, ou plutôt l'alcool a deux fonctions contradictoires : d'une part, je viens de le rappeler, c'est un calmant, mais d'autre part c'est un excitant majeur. Rappelons ce passage d'une lettre de Vincent à Théo : "Monsieur Rey dit qu'au lieu de manger assez et régulièrement, je me suis surtout soutenu par le café et l'alcool. J'admets tout cela, mais vrai restera-t-il que pour atteindre la haute note jaune que j'ai atteinte cet été, il m'a bien fallu monter le coup un peu."" Le café et l'alcool soutiennent. Il n'est pas possible de "créer" dans un état neutre (même si dans un état de "création" on peut produire, comme il a été indiqué, des faiblesses. Alors que, par exemple, dans ces quelques pages consacrées à Van Gogh, il n'y a pas un mot de trop). Et la nuit, la célèbre nuit du 22 au 23 septembre 1912 (cfr. ci-dessous) ne s'est jamais répétée dans la vie de Franz Kafka. Le café et l'alcool soutiennent. A partir du moment où ils soutiennent ils apportent en même temps et le calme et l'exaltation dont Van Gogh avaient besoin pour peindre.L'utilisation de drogues ne devrait pas étonner (je rappelle que peinture et littérature - la "création artistique" est déjà une drogue). Il est tout à fait nécessaire d'élargir la notion de drogue. Marx ne disait-il pas que la religion est l'opium du peuple? Comment ne pas au moins admettre que la religion est - soyons prudent - très largement productrice d'invisibilités?

   Je voudrais simplement et, une fois de plus rapidement, laisser entendre que je doute que Roger Laporte ait correctement posé la problématique de l'alternance. Il me semble que le contradictoire, que ce que Roger Laporte pose comme contradictoire, n'est pas contradictoire. Puis-je me permettre, certes sans la moindre prétention, de renvoyer ci-dessus au point C? Et, bien mieux encore, au texte ci-dessous (il invite par exemple à réévaluer le rapport Laporte-Derrida, je veux dire la lecture de Jacques Derrida par Roger Laporte. Jacques Derrida était un ami de Roger Laporte. Roger Laporte a écrit "sur" Jacques Derrida...).

   4. "Que nous dit en effet Par delà bien et mal ? Qu'il faut être fou, aux yeux des "métaphysiciens de tous les temps" pour se demander comment une chose pourrait (könnte) surgir de son contraire? et si par exemple la vérité pourrait naître de l'erreur, la volonté du vrai de la volonté de tromper, l'acte désintéressé de l'égoïsme, etc. Comment se poser même une question de ce type sans devenir fou? Une telle genèse (Entstehung) du contraire viendrait contredire son origine même. Elle serait une antigenèse. Elle ferait la guerre à sa propre filiation, pense le "métaphysicien de tous les temps", ce serait comme une naissance monstrueuse, une provenance "impossible" ("Solcherlei Entstehung ist unmöglich"). Quiconque en rêve seulement (wer davon traümt) entre aussitôt dans la folie : c'est déjà un fou (ein Narr). Autre façon de définir, depuis la pensée impossible de cet impossible, et la filiation droite, et le rêve et la folie" (Jacques Derrida, "Politiques de l'amitié", 1994).

   5. Dans l'amitié... une vie inouïe...


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