Une étrange sensation de douceur vous envahit en arrivant à Haridwar, lieu de pèlerinage vers les sources du Gange. Est-ce la moiteur qui, enfin, desserre son étreinte ? Est-ce le paysage, qui passe progressivement de l’ocre sec au vert luxuriant, signalant l’approche de la fertile plaine du Gange ? Est-ce l’air "marin" qui s’engouffre sous vos vêtements et insuffle dans l’esprit un vent de fraicheur ? Toujours est il que Haridwar est un lieu où il fait bon vivre : l’agitation y est moins chaotique que dans les autres villes indiennes, le climat plus doux, le harcèlement moins permanent.
Impression confirmée sur les bords du Gange où
l’ambiance n’a plus rien du tragique qui prévalait à Bénarès, mais tiendrait plutôt de la piscine municipale un dimanche après-midi. Ambiance bonenfant des familles qui se baignent sans pudeur dans le fleuve, se laissant porter par le courant ou se lançant dans d’innombrables jeux d’eau. Si l’on ajoute à cela une réserve naturelle à visiter dans les environs, une cuisine exclusivement végétarienne et une spécialisation dans les produits ayurvédiques et les herbes médicinales, on peut conclure qu'Haridwar est une oasis de calme (relatif) dans un océan de chaos et d’irrationnel(l’Inde).
Qui plus est, ici, mon hôtel est à la fois le moins cher et le plus luxueux de tout mon séjour. En fait, c’est un magnifique ashram financé par les dons volontaires de quelques riches familles indiennes, ce qui lui permet de proposer à prix rikiki des chambres grand luxe avec petit salon, salle de bain grand confort et balcon donnant sur un parc fleuri et un carré de pelouse où vivent tranquillement quelques vaches. On y vit pied nu, l’esprit serein et l’estomac toujours rempli (les repas sont inclus dans le prix).
C’est donc ici, dans ce paradis pour voyageurs, que s’achève mon séjour en Inde (à l’exception d’une ultime journée "achats" à Delhi).
Tout au long du parcours, j'aurais remonté le Gange, comme on remonte aux sources de choses essentielles, qu’on avait sans doute un peu perdues de vue en cours de route, avant de venir ici : le goût de la surprise, la quête d’un peu d’émerveillement , le spectacle permanent de l’humain dans une explosion de vie et de couleurs, mais aussi la confrontation douloureuse à la souffrance, la pauvreté, la vieillesse ou la mort, souvent mis à l’écart chez nous.
Voila l’Inde, qui nous tend le miroir de notre propre humanité, dépouillée de tout ce qui nous en éloigne : les apparences de la vie sociale, le théâtre de la vie professionnelle ou les illusions de la société matérielle.
J’aime ce pays où la foule est toute chose, ou rien n’est jamais pareil d’un instant à l’autre. Rien, ici, n’a le gout fade de la répétition. On s’y sent à la fois pousser des ailes et lester d’ un doute profond. Pays de sable, de poussière et de cendre, l’Inde frappe tout du sceau de la multitude, à commencer par les hommes.
Il existe ici une telle infinité d’époques, de cultures, de religions, de langues… en un mot, de destins qu’on s y sent à la fois complètement perdu et "chez soi", toujours prêt à vivre ce moment où tout reste encore possible, où l’on ne sera jamais comme personne...
Quelque part,
on va un peu en Inde pour retrouver ses rêves d’enfant :
cette capacité à s’étonner, à s’émerveiller, à douter aussi, à donner à chaque évènement son pesant de rêve, de mystère et d’émotion. Certes, c’est un peu vrai de tous les voyages, mais ici, ce sentiment est exacerbé par
cette terre qui donne l’impression d’être a l’origine de tout. Il n y a ici ni passé, ni présent, ni futur, mais tout cela réuni en même temps, dans une sorte de bain originel dans lequel on se trempe comme les pèlerins qui viennent ici le faire dans le Gange.
Rien de mystique dans mon propos. Au contraire : l’Inde ne me semble pas plus un pays "misérable" (en ce sens qu’on ne peut la réduire à l’extrême dénuement d’une part de sa population) qu’un pays "spirituel", cliché malicieusement entretenu par certains Indiens....
On vient juste ici faire ressurgir une part d’enfance - j allais dire une part de soi - qui, paradoxalement, peut servir d’ancrage dans une vie d’adulte.
Ici plus qu ailleurs, la fragilité peut être une force, le doute une certitude et l’indécision la confiance la plus absolue.
Le train partira bientôt pour Delhi, l’avion pour la France. Dans quelques jours à peine, je sais qu’il ne restera de tout ça presque rien : des photos, des mots, des souvenirs vaporeux et, dans l’esprit,
la sensation diffuse d’avoir vaguement vécu une vie parallèle, faisant appel à un "autre soi", ravivant sans cesse cette capacité enfantine à s’étonner.
Difficile de se sentir parfois "ailleurs" dans sa vie de tous les jours et "chez soi" dans un univers inconnu.
Ecrire sert souvent à se débarrasser d’une passion tenace, à la projeter "hors de soi" pour libérer enfin son esprit, l’ouvrir à d’autres horizons. En achevant ici ces "carnets de route", je réalise pourtant que je n’ai qu’une envie (qui coexiste avec celle de retrouver rapidement les miens) : revenir ici, le plus vite possible, en oubliant intégralement les souvenirs, impressions voire conseils que j’ai pu délivrer tout au long de cette (dé)route des Indes...
(Musique : "Gipsy Trail" - L.Subramaniam - Global Fusion)