Un voyage en Inde n’est jamais complet s'il ne comprend pas au moins un trajet en train. Ces immenses serpents de métal et de rouille, à la longueur démesurée, constituent de véritables résumés ambulants du pays. Et ça commence bien avant le départ, où trouver le chemin vers sa place relève du labyrinthe, alors même qu’on va tout droit...
Pour accéder à sa couchette, on longe des dizaines de wagons autour desquels toute une vie improvisée
Au bout de cette longue randonnée rectiligne, il faut déchiffrer le numéro du wagon, écrit à la craie sur la paroi, mais à demi effacé, repérer son nom sur un papier à demi déchiré et monter dans le train, en ayant quelque part la sensation d’avoir déjà accompli la moitié du chemin.
Vient alors le départ. Contrairement aux idées reçues, on part à l’heure (et on arrivera même en avance). Le wagon compte une soixantaine de couchettes et n’est pas trop encombré, même si, la nuit, il me faudra enjamber 4 personnes pour accéder aux toilettes. La traversée du wagon n’a rien à envier à la promenade le long du quai. Encombré de son sac à dos, on est une proie fragile livrée aux regards des passagers, étrangement unis par je ne sais quel complot souterrain. Oh, pas le regard furtif qui fuit lorsque vos yeux le croisent ! Non, un regard insistant et inamovible, des dizaines de petites pupilles noires qui s’accrochent à vous comme des ventouses pour épier vos moindres faits et gestes. Je refais mon lacet et immédiatement, deux personnes se penchent en même temps. Je sors mon appareil photo et je sens la foule se rapprocher. Les indiens étant de véritables gloutons optiques, l’anonymat ici tient de l’aventure impossible.
L’un des passagers, plus farouche, n’a pas hésité à venir s’asseoir à coté de moi, provoquant le surnombre sur la banquette ! Plus tard, un autre viendra s’asseoir quasiment sur la tête d’un routard coréen qui, heureusement pour lui, dormait). Mon voisin devient insistant et se penche même jusqu’à m’enrober de tout son poids. Il en profite pour me caresser le dos et là, je lui jette un regard suffisamment dissuasif pour le faire battre en retraite. Mais il reste et engage la conversation avec nous, mais aussi avec le couple de Coréens et le routard japonais du compartiment. Une véritable cacophonie onusienne, d’autres Indiens étant de la partie, où l’on a bien du mal à percevoir l’anglais tant le langage des signes semblait s'imposer.
En Inde, on dort très mal et c’est encore pire dans les trains. Outre le bruit assourdissant du fracas métallique et de la sirène que le cheminot semble avoir détraquée, il y a, dans le couloir, un défilé permanent des personnages les plus improbables :
Apres une nuit blanche à se demander si le silence existe, vient la récompense : le lever du soleil sur la campagne indienne. C’est une autre vie, une autre Inde, rurale et authentique, dont l’immensité des espaces contraste avec l’étroitesse du compartiment. Saris multicolores au milieu des champs de blés, bergers faisant paître chèvres, vaches ou buffles, familles entières se lavant en plein air, se brossant les dents ou faisant leurs besoins, enfants qui jouent au foot avec un fagot de paille, femmes encore faisant sécher le linge ou les bouses de vaches, qui servent ici de combustible, paysan impassible au milieu du champ, sur une charrue à boeufs qui semble immobile depuis plusieurs jours... Toute une succession d’images multicolores et féeriques , que l’on contemple en absorbant tranquillement un thé lyophilisé qui fait infuser en nous les mille et un petits bonheurs de cette contemplation.
Le regard embué par le sommeil - ou par la douce sensation de bercement permanent du train - on arrive en gare au petit matin pour redécouvrir le plaisir, jamais assouvi, d’arriver dans un lieu qui sommeille encore.
Je suis à Bénarès, seconde étape du voyage...
(Ambiance sonore : "On train Patna-Kolkata" - M. Shenteley - www.soundtransit.nl)