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Conte soufi : Le roi qui avait décidé d’être généreux

Publié le 10 janvier 2012 par Unpeudetao

   Un roi d’Iran dit à un derviche : « Raconte-moi une histoire.
   -- Majesté, dit le derviche, je te conterai l’histoire du roi arabe Hatim Taï, l’homme le plus généreux de tous les temps. Si tu pouvais lui ressembler, tu serais en vérité le plus grand roi vivant.
   -- Eh bien, raconte ! dit le roi, mais si tu ne me contentes pas, tu auras la tête tranchée pour avoir porté atteinte à ma réputation de générosité. »
   L’usage voulait à la cour de Perse que l’on dise au souverain qu’il possédait déjà des qualités excellentes, qui ne pouvaient être égalées par aucun homme des temps passés, présents ou futurs.
   « Je disais donc, dit le derviche, à la manière des derviches, qui ne se démontent pas facilement, que le roi arabe Hatim Taï était généreux selon la lettre et l’esprit, et qu’il l’emportait en générosité sur tous les autres hommes. »
   Et le derviche conta l’histoire que voici.
   Un autre roi arabe, qui convoitait les biens, les villages et les oasis, les chameaux et les combattants de Hatim Taï, dépêcha un messager auprès de celui-ci, porteur d’une déclaration de guerre : Rends-toi, sinon je vaincrai ton armée, j’envahirai tes territoires, je te déposséderai de ta souveraineté.
   Dès que Hatim et sa cour eurent pris connaissance du message, les conseillers proposèrent que l’on mette l’armée sur le pied de guerre pour défendre le royaume.
   « Nous sommes sûrs, ajoutèrent-ils, que, parmi tes fidèles sujets, aucun homme, aucune femme en état de se battre n’hésitera à sacrifier sa vie pour son roi bien-aimé. »
   Hatim, contre toute attente, repoussa ces conseils :
   « Non, dit-il, je ne veux pas que vous vous jetiez dans la bataille et versiez votre sang pour moi : je vais m’enfuir. Causer la mort d’un seul homme, d’une seule femme, serait contraire à la générosité. Si vous vous rendez sans livrer bataille, ce roi se bornera à prendre une part de votre temps et de votre argent, et notre pays n’éprouvera aucune perte ; par contre, si vous résistez, il sera en droit, de par les lois de la guerre, de considérer vos biens comme butin : si vous êtes vaincus, vous serez sans le sou. »
   Sur ces mots, Hatim prit un bâton solide et marcha vers la montagne proche. Il élut domicile dans une grotte, et s’immergea dans la contemplation.
   La plupart de ses sujets furent profondément impressionnés par le sacrifice de Hatim : il avait renoncé pour eux à ses richesses et à son rang. Il s’en trouva quelques-uns, désireux de se faire un nom sur le champ de bataille, pour grommeler : « Sommes-nous sûrs que cet homme n’est pas tout simplement un lâche ? » Certains, qui n’étaient guère courageux, murmurèrent contre lui : « Après tout, disaient-ils, Hatim a sauvé sa peau, et nous abandonne à un sort incertain. Peut-être allons-nous devenir les esclaves de ce roi inconnu qui est, en tout cas, assez tyrannique pour déclarer la guerre à ses voisins. »
   D’autres, ne sachant que penser, gardèrent le silence : ils voulaient en savoir davantage avant de Prendre une décision.
   Et c’est ainsi que le roi-tyran, à la tête d’une armée flamboyante, prit possession des territoires de Hatim Taï. Il n’augmenta point les impôts et ne s’appropria rien de plus que ce que Hatim avait pris en échange de la protection qu’il accordait et de la justice qu’il dispensait. Cela n’empêcha pas les gens de chuchoter qu’en réalité le royaume dont il s’était emparé lui avait été généreusement cédé par Hatim Taï.
   « Je ne serai le véritable maître de ce pays, déclara le nouveau roi, qu’après avoir capturé Hatim Taï. Tant qu’il vivra, certains parmi ces gens lui demeureront fidèles. Cela signifie qu’ils ne sont pas vraiment mes sujets, même s’ils se comportent apparemment comme tels. »
   Il prit donc un décret aux termes duquel quiconque lui amènerait Hatim Taï recevrait en récompense cinq mille pièces d’or. Ce dernier n’en savait rien, bien sûr. Un jour, alors qu’il était assis à l’entrée de sa grotte, il surprit une conversation entre un bûcheron et sa femme.
   « Ma chère femme, disait le bûcheron, je suis vieux maintenant, tu es bien plus jeune que moi, nous avons des enfants en bas âge : il est dans l’ordre des choses que je meure avant toi, alors que nos enfants seront encore à notre charge. Si seulement nous pouvions trouver Hatim Taï et le capturer, et recevoir les cinq mille pièces d’or de récompense que le nouveau roi a promis, ton avenir serait assuré…
   -- Quelle honte ! répondit sa femme. Mieux vaudrait que tu meures, et que les enfants et moi, nous mourions de faim, plutôt que de nous déshonorer en vendant l’homme le plus généreux de tous les temps, qui a tout sacrifié pour nous.
   -- Tout ça, c’est bien joli, dit le vieil homme, mais chacun doit agir dans son intérêt. Après tout, j’ai la responsabilité d’une famille… De toute façon, ils sont chaque jour plus nombreux ceux qui pensent que Hatim est un lâche. Avant longtemps, ils se mettront à fouiller tous les lieux qui pourraient lui servir de cachette.
   -- La croyance dans la lâcheté du roi est entretenue par l’amour de l’or. Que ces bavardages continuent, Hatim aura vécu en vain ! »
   À ce moment, Hatim se leva et se montra au couple étonné.
   « Je suis Hatim Taï, dit-il, amenez-moi au palais, et réclamez votre récompense. »
   Le vieil homme eut honte ; ses yeux se remplirent de larmes.
   « Non, grand Hatim, dit-il, je ne peux me résoudre à faire ça. »
   Tandis qu’ils discutaient, des gens, qui recherchaient le roi fugitif, s’approchèrent.
   « Si tu ne le fais pas, dit Hatim au bûcheron, je me livrerai au roi et lui dirai que tu m’as caché. Et il te fera exécuter pour trahison. »
   Ayant reconnu Hatim, les gens s’avancèrent, s’emparèrent de lui et l’amenèrent à la cour. Le malheureux bûcheron les suivait.
   Quand ils furent en présence du nouveau roi, chacun revendiqua la capture de Hatim. Celui-ci, voyant que son successeur demeurait indécis, demanda la permission de parler :
   « O roi, tu devrais recevoir aussi mon témoignage. J’ai été capturé par ce vieux bûcheron, par personne d’autre. Donne-lui sa récompense, et fais de moi ce qu’il te plaira… »
   À ces mots, le bûcheron s’avança et dit la vérité au roi : comment Hatim s’était sacrifié pour assurer l’avenir de sa famille.
   Le nouveau roi en fut si bouleversé qu’il ordonna à son armée de se retirer, replaça Hatim Taï sur le trône et retourna dans son pays.
   Quand il eut entendu cette histoire, le roi d’Iran, oubliant la menace proférée à l’égard du derviche, déclara :
   « Voilà un excellent conte, ô derviche ! Nous saurons en tirer profit. Toi, de toute façon, tu ne peux en tirer profit, puisque tu n’attends plus rien de cette vie et que tu ne possèdes rien. Moi, je suis roi. Et je suis riche. Ces Arabes, des gens qui se nourrissent de lézards bouillis, quand bien même seraient-ils rois, ne font pas le poids face aux Persans, pour ce qui est de la vraie générosité. J’ai une idée ! Mettons-nous au travail ! »
   Le roi d’Iran emmena le derviche à l’extérieur du palais, là où s’étendait un grand espace vide. Il y avait convoqué ses meilleurs architectes. Ceux-ci devraient concevoir et bâtir un vaste palais, qui comporterait en son centre une chambre forte et dont les murs seraient percés de quarante fenêtres.
   Une fois les travaux achevés, le roi mobilisa tous les moyens de transport disponibles. Des mois durant, des milliers de pièces d’or furent acheminées vers le palais. Quand la chambre forte fut pleine, les envoyés du roi proclamèrent ce qui suit :
   « Écoutez ! Le Roi des Rois, Fontaine de Générosité, a décrété la construction d’un palais aux quarante fenêtres. Il paraîtra chaque jour à l’une d’entre elles pour distribuer de l’or à tous les indigents. »
   Bien entendu, une foule immense s’assemblait quotidiennement sous les fenêtres du palais. Le roi paraissait à l’une d’elles et donnait une pièce d’or à chacun. Il avait remarqué dans la foule un derviche : chaque jour il se présentait à la fenêtre, prenait sa pièce et s’esquivait.
   « Sans doute ce saint homme apporte-t-il les pièces à un nécessiteux dont il prend soin », pensa-t-il d’abord.
   Puis, voyant que le derviche continuait de venir tous les jours sans exception, il se dit :
   « Sans doute pratique-t-il la charité secrète, selon la coutume derviche, et redistribue-t-il l’or aux gens dans le besoin… »
   Quand il le voyait partir avec sa pièce quotidienne, il l’excusait en pensée.
   Puis il recommença à se poser des questions. Le quarantième jour, sa patience atteignit sa limite. Lui saisissant la main, il s’écria :
   « Misérable ingrat ! Jamais tu ne dis merci. Tu ne me donnes aucune marque d’estime. Tu ne souris pas, tu ne salues pas, et tous les jours tu reviens ! Combien de temps cela va-t-il durer ? Thésaurises-tu à mes dépens, ou prêtes-tu à intérêt l’or que je te donne ? Vraiment, tu n’es pas digne de porter la robe rapiécée ! »
   Le derviche jeta les quarante pièces d’or qu’il avait reçues :
   « Sache, ô Roi d’Iran, que seul est généreux celui qui donne sans avoir le sentiment d’être généreux, qui est aussi capable de patience, et ne se montre pas soupçonneux. »

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