Chez Oxenrose, sur Grove Street, la coiffure rassemble tout ce que le quartier a de branché. Elle est le prétexte, sous les luminaires en forme de pieuvres mixant les reflets des uns et des autres dans d'infinis jeux de miroir, d'un abandon à un moment de luxe où le show le dispute à la relaxation et la musique cool aux bouffées d'un hard rock qui, depuis le bar de la mezzanine, fait trembler les vieilles pierres du salon. A moins que la rythmique endiablée de Mr Scruff ne finisse par hypnotiser l'ambiance.
Prétexte ? On peut du coup prendre la route n°1, sur Big Shore, les cheveux au vent, vers Monterrey et Carmel en longeant le Pacifique vers le Sud. La circulation, déjà légère en sortant de San Francisco, nous laisse presque seuls quelques dizaines de miles plus loin, passé les stations balnéaires proches du côté de Moss Beach, El Granada, et surtout après Half Moon Bay.
Entre les criques esseulées qui viennent se lover sur le rivage, qu'on aperçoit depuis la route à la faveur d'une courbe marquée ou bien d'une descente abrupte, la côte paraît sauvage. Quelques surfeurs disséminés au large. De hautes herbes perdues, balayées par les vents. C'est comme un monde à part, témoin par le vide de l'aspiration des grandes mégalopoles qui polarisent la côte, adossé à la puissance de l'océan auquel il se rattache bien davantage qu'aux terres.
Passé Santa Cruz, on plonge sur Monterrey Bay. De vastes territoires maraîchers, entretenus par une main-d'oeuvre latino à vil prix, succèdent aux dunes sauvages, verdoyantes au nord, roussies vers le sud. Que Clint en soit le maire n'y change rien : entre son wharf rafistolé en parc à touristes et ses bâtiments insipides, Monterrey est un piège touristique que l'on quitte bien vite pour basculer de l'autre côté, sur Carmel. Là, un bourg immergé sous l'ombre des grands pins californiens mène, en longeant des villas mexicaines d'un autre temps, à une crique lumineuse.
Il est temps de reprendre le chemin du retour. Avec une Mustang sous le pied, sur plus de 400 miles, ne jamais perdre de vue la dernière station, une fois qu'on a repassé Santa Cruz, sur la route de Davenport. Tandis que la nuit tombe, on peut, par miracle, tomber sur une station perdue qui apparaît à peu près en même temps que le fond de la jauge. Mais à Gazos, ce trou perdu, à environ 75 miles au sud de San Fran, on paie le gazoline à prix d'or, tandis que des mémés flingueuses devisent sur la terrasse d'à-côté autour d'un verre de gnôle dans ce coin aussi pourri que glacial. On imagine très bien une winchester à canons sciés scotchée sous la table. Le mieux est de ne pas vérifier et de passer son chemin.
Il finit une heure plus tard, en se laissant dériver sur Junipero Serra et Portola, sur les Twin Peaks. De là, à la tombée de la nuit, la ville apparaît comme un tapis de petites lueurs qui projettent sur les maisons blanchies une pâleur rosée tandis qu'autour d'Union Square, le shopping bat son plein entre les façades imposantes de Macy's et de Tiffany.
Plus tard, on sent bien, sur les hauteurs d'Alamo Square, que le jardin policé bordé d'élégantes villas cache en fait un territoire plus sauvage qui trône au milieu de Western Addition. On se croirait sur une île océanienne, aux senteurs d'eucalyptus si prenantes. Dans cette ville si ouverte sur le monde, c'est peut-être un souvenir du large.