Magazine Journal intime

Varlam Chalamov, 18 juin 1907 - 17 janvier 1982

Par Eric Mccomber
Menu spécial

Après 1938, Pavlov reçut une décoration et une nouvelle affectation: le Commissariat du peuple aux Affaires Intérieures de la république Tatare. La voie était frayée: des équipes entières étaient affectées au creusement des tombes. La pellagre et les truands, l’escorte et la dystrophie alimentaire faisaient de leur mieux. L’intervention tardive de la médecine sauvait ceux qu’on pouvait sauver ou plutôt ce qu’on pouvait sauver, car les gens sauvés avaient à jamais cessé d’être des êtres humains. À la mine Djelgala de cette époque, sur un effectif de trois mille personnes, quatre-vingt-dix-huit allaient travailler, les autres étaient complètement ou provisoirement dispensées de travail, ou bien inscrites dans les innombrables OPé et OKa.
Dans les grands hôpitaux, on décréta une amélioration de la nourriture, et la formule de Traout « pour qu’un traitement réussisse, il faut nourrir les malades et les laver », connut une grande popularité. Dans les grands hôpitaux, on institua une alimentation diététique, avec plusieurs « menus » différents. Il est vrai qu’il n’y avait pas beaucoup de diversité dans les produits alimentaires et que, bien souvent, un menu ne se distinguait presque pas d’un autre, mais tout de même…
L’administration des hôpitaux fut autorisée à préparer pour les malades dans un état particulièrement grave des menus spéciaux, en dehors de l’ordinaire de l’hôpital. Le nombre autorisé de ces menus spéciaux n’était pas élevé, un ou deux pour trois cents lits.
Le seul malheur, c’était que le malade à qui l’on avait attribué un menu spécial (des crêpes, des boulettes de viande ou quelque chose d’encore plus féérique), était déjà dans un tel état qu’il ne pouvait rien avaler et, après avoir léché sur sa cuillère un peu de l’un ou l’autre de ces plats, il détournait la tête, en proie à l’épuisement de l’agonie.
Par tradition, c’était son voisin de lit qui avait le droit de terminer ces restes royaux, ou bien le malade volontaire qui s’occupait des plus atteints et aidait l’infirmier.
C’était un paradoxe, l’antithèse de la triade dialectique. Les menus spéciaux étaient servis quand le malade n’avait plus la force de manger quoi que ce soit. Tel était le principe, le seul possible, qui servait de base à la pratique des menus spéciaux: on les octroyait aux hommes les plus exténués, les plus malades.
Aussi l’attribution d’un menu spécial était-elle devenue un signe menaçant, le symbole d’une mort imminente. Les malades auraient dû redouter les menus spéciaux, mais à ce moment-là, la conscience de ceux qui les recevaient était déjà brouillée, et ce n’était pas eux qui avaient peur, mais les bénéficiaires du premier menu de l’échelle diététique, qui avaient encore un jugement et des sentiments.
Chaque jour, le responsable de service de l’hôpital se retrouvait devant cette question désagréable, à laquelle toutes les réponses paraissaient malhonnêtes: à qui attribuer aujourd’hui un menu spécial ?
Il y avait à côté de moi un jeune garçon de vingt ans qui se mourait de dystrophie alimentaire, que l’on appelait encore à l’époque « polyavitaminose ».
Le menu spécial se transformait en ce met que le condamné à mort peut commander le jour de son exécution, ce dernier désir que l’administration carcérale est tenue d’exaucer.
Le garçon refusait la nourriture, il refusait la soupe d’avoine, la soupe d’orge perlée, les flocons d’avoine, la semoule. Lorsqu’il refusa la semoule de blé, on lui attribua un menu spécial.
Le médecin était assis sur le lit du malade.
— Tout ce que tu voudras, Micha, tout ce que tu voudras, on te le fera. Tu comprends ?
Micha esquissait un faible sourire heureux.
— Alors, qu’est-ce que tu veux ? Du bouillon de viande ?
— Non… fit Micha en secouant la tête.
— Des boulettes de viande ? Des petits pâtés farcis ? Du fromage blanc avec de la confiture ?
Micha secouait la tête.
— Alors, dis-le toi-même…
Micha laissa échapper un râle.
— Quoi? Qu’est-ce que tu as dit?
— Des galouchki.
— Des galouchki ?
Micha hocha la tête en signe d’assentiment et retomba sur l’oreiller en souriant. De la poussière de foin sortait de l’oreiller.
Le lendemain, on prépara les galouchki.
Micha s’anima, il prit une cuillère, attrapa une galouchka dans la gamelle fumante, la lécha.
— Non, je n’en veux pas, elle n’est pas bonne.
Le soir, il était mort.
Le second malade à bénéficier d’un menu spécial fut Viktorov, qui avait un cancer de l’estomac présumé. On lui attribua un menu spécial pendant un mois entier, et les malades étaient furieux qu’il ne meure pas : on aurait donné le précieux menu à quelqu’un d’autre. Viktorov ne mangeait rien, et finit par mourir. En fait, il n’avait pas de cancer, c’était l’épuisement le plus ordinaire qui soit, la dystrophie alimentaire.
Quand on attribua un menu spécial au malade Démidov, après une opération de la mastoïdite, il refusa :
« Je ne suis pas le plus malade de la salle. »
Il refusa catégoriquement, et pas parce que le menu spécial était quelque chose d’effrayant. Non, Démidov estimait qu’il n’avait pas le droit de prendre une telle ration, qui aurait pu être utile à d’autres malades. Les médecins avaient voulu faire du bien à Démidov de façon officielle.
Voilà ce qu’était le menu spécial.
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Récits de la Kolyma

Varlam Chalamov
Traduction du russe par Catherine Fournier , Sophie Benech et Luba Jurgenson
Maître d'oeuvre : Luba Jurgenson
Postface de Michel Heller
Nouvelle édition intégrale
1 536 pages
45 €
ISBN : 2-86432-352-4© Éric McComber

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