Leonardo DiCaprio entama très tôt sa carrière. Il connut le délicat statut d'ado star et fut l'un des rares à en être sorti. Souvent mésestimé à cet égard, avec cette allure juvénile qui lui a longtemps collé à la peau et ce statut d'idole qu'il a acquis avec Titanic, il a pourtant une filmographie qui souffre d'assez peu de faux pas et une bien belle carrière. D'autre part, il est un acteur de tout premier ordre qui, depuis Aviator et Attrape moi si tu peux de Spielberg, déploie toute l'envergure de son talent, jusqu'à Blood Diamond où il apparaît marqué et buriné, un baroudeur et un personnage sans trop de scrupules, bien loin du glamour qu'on a voulu lui accoler à contresens. A l'occasion de la sortie du film d'Edward Zwick en DVD, on peut évoquer la belle et cohérente évolution de son parcours qui trouve avec ce rôle une manière d'aboutissement
L'adolescent absolu
A 19 ans après s'être fait remarqué à la télévision, ainsi que dans le merveilleux nanar Critters 3 au cinéma sur lequel on se permettra de passer assez vite (même s'il est drôle, on ne sent pas là un rôle qui met en valeur le jeu du jeune acteur), Leonardo DiCaprio apparaît aux côtés du grand De Niro dans Blessures secrètes. Et il y trouve le type de rôle qui le fera connaître, celui d'un adolescent rebelle contre un beau-père autoritaire, tyrannique et violent (De Niro excelle, on le sait, dans les rôles de Croque-Mitaine). La confrontation entre le jeune prodige et le grand Bobby est plus que convaincante. Cela reste à ce jour l'une de ses expériences les plus gratifiantes en tant qu'acteur. Il a épousé ce rôle totalement, avec une intensité violente créant une figure d'adolescent rebelle dans toute sa complexité. Il en exprime toute la frustration, l'insoumission, l'impuissance, la colère et la rage contenue. Il est la grande révélation de ce film, lui alors parfaitement inconnu, parvenant à exister devant la brutalité que De Niro sait si bien exprimer. Il est déjà dans cette histoire rude, l'incarnation d'un adolescent absolu et réussit à exprimer tout le malaise lié à cet âge. Il est véritablement magistral dans ce registre.
Il allait d'ailleurs à plusieurs reprises devenir le symbole de cet âge en décalage et en révolte permanente, toujours délicat à dépeindre sans tomber dans le lieu commun. Il serait l'un de ces acteurs qui en furent les meilleurs émissaires, jusqu'à épouser les figures presque classiques de ce temps de la vie dans la peau de Rimbaud ou de Romeo. Au fil des années 90 et avant le phénomène Titanic, on découvrirait en lui un jeune acteur qui sait rendre assez brillamment leur sens de l'absolu, leur refus du compromis et leur avidité de vivre des choses entières, intenses, marginales et dangereuses (comme le jeune Junky de Basketball Diaries ou le fils à problèmes de Meryl Streep dans Simples secrets). Il devient dans les années 90 (et très vite) le symbole de cette éternelle jeunesse là, avec la même justesse qu'un James Dean. Il sait incarner l'urgence et l'intransigeance de cet âge, proche des gouffres, en perpétuelle rupture car en quête de ce qui n'est pas biaisé ou corrompu. Or l'existence pour être supportable exige qu'on ravale un peu de fierté, qu'on renonce à certains rêves, ce que ces jeunes gens refusent, jusqu'à s'y briser.
Rimbaud qu'il incarna magistralement dans un film hélas inégal, Rimbaud Verlaine, renia sa poésie, ne voulant pas se mélanger à la bourgeoisie hypocrite des salons littéraires. Le film est centré sur la relation orageuse entre les deux hommes, leur saison en enfer. Et on aurait aimé qu'il dépasse un peu ce cadre académique et attendu, car DiCaprio était déjà manifestement capable d'exprimer l'insoumission profonde du poète, son orgueil et son goût de l'aventure. On sent le mépris qu'il a pour Verlaine (assez pauvrement caractérisé dans son rôle d'amant éconduit et pleurnichard... Il valait tout de même mieux que ça!). Rimbaud qualifierait plus tard cet épisode de leur vie de « beuverie » sans y accorder plus de crédit. Et DiCaprio exprime déjà ça, il a cette profondeur. Dans les rares scènes du film où il est sans Verlaine, on se dit qu'il est parfait pour ce rôle, qu'il aurait pu le mener plus loin (on regrette de n'avoir que des flashs de ses derniers jours en Afrique). L'acteur ne jouait pas la facilité. Le film si. La relation scandaleuse entre les deux hommes en était le coeur. Et c'est bien dommage. Car Rimbaud méritait bien plus, DiCaprio aussi. Il avait déjà en lui assez de souffle pour incarner une existence comme il le prouverait beaucoup plus tard en incarnant Howard Hughes dans Aviator.
Dans le chef d'oeuvre de Shakespeare et son adaptation audacieuse et respectueuse de Baz Luhrmann, Roméo + Juliette, le héros renie sa famille pour vivre un amour voué à l'échec... Au milieu du tumulte furieux et survolté autour d'eux, parfois à la limite de l'hystérie, les jeunes amants incarnent l'innocence, la naïveté. Ils s'aiment en dépit de tout, même si c'est voué à l'échec. Leur amour est plus provocant qu'un crime dans le contexte où ils vivent: leurs familles sont rivales et leur union subversive, irraisonnée, destructrice. Roméo est celui qui s'y abandonne, corps et âme, un jeune homme passionné et excessif, l'adolescent dans ce qu'il a de plus profond avec ses sentiments violents, entiers, sans rien pour les tempérer. Cet aplomb, cette fièvre, DiCaprio les endosse à merveille. Dans ce film potentiellement casse-gueule, un pari risqué qui ancre Shakespeare dans un univers parallèle et contemporain, il est avec Claire Danes, l'âme candide et pure de l'histoire, le coeur des émotions que Shakespeare dépeignait, dans un monde déchiré par la violence, la destruction et la mort. Ils sont dans ce film les seuls à adopter un ton et une attitude sobre, un peu de douceur au milieu d'un univers absurde et délétère, en proie à une discorde entre deux clans, les Capulet et les Montaigüe, dont tout le monde a oublié la raison. La haine et l'hystérie sont universels. L'amour tragique des deux jeunes gens aura valeur de rédemption. Roméo est un être entier, dans l'amour comme dans la vengeance, déterminé dans tout ce qu'il fait, quitte à se faire le jouet de la fortune, à courir à sa perte. Il est celui qui va au bout, quel qu'en soit le prix. DiCaprio lui apporte une vulnérabilité extrêmement touchante. Il avait vingt ans encore et partageait avec Claire Danes une sorte de grâce allègre et juvénile. Ce duo sonne juste et donne de la cohérence à l'univers bigarré et outré de Luhrmann (qui pousse l'audace jusqu'à travestir le noble Mercutio). A cette expressivité poussée à bout que le metteur en scène a voulu jusqu'à risquer la caricature, ils offrent un beau contrepoint. Au delà du décor inhabituel, des costumes anachroniques, c'est par eux qu'on retrouve intacte l'émotion de la pièce. Et c'est véritablement par ce film que DiCaprio accède au statut de star.
Les films que choisit Leonardo au début de sa carrière sont également indépendants, répondant plus à une exigence artistique qu'à l'ambition d'un acteur qui veut devenir « bankable ». Le jeune homme a une belle gueule certes, mais ce n'est pas complètement sur cet atout qu'il va jouer. Il a saisi la quintessence de l'adolescence dans ses premiers rôles, et il va être marqué par cela. C'est à cela qu'il va devoir sa reconnaissance et, passé un temps, c'est cette image qu'il va lui falloir surmonter.
Un rôle extrêmement difficile va marquer cette première époque et également dévoiler le potentiel d'acteur de DiCaprio, il s'agit de celui de Arnie dans Gilbert Grape de Lasse Hallstrom. Il y joue le jeune frère totalement à la charge de Gilbert, l'ainé de la famille. Arnie est gravement handicapé et a un retard mental qui le rend souvent ingérable. Il est surtout extrêmement fragile et imprévisible et requiert une attention de tous les instants. Le jeune Leonardo est méconnaissable dans ce rôle, plus vrai que nature. Il a adopté les gestes désunis d'un handicapé moteur, un phraser particulier aussi. Sans jamais tomber dans le numéro d'acteur caricatural mais avec un profond respect pour le personnage, il livre une performance sensible et attachante. Il s'investit totalement dans ce rôle jusqu'à s'effacer derrière, ainsi qu'il l'a toujours fait. Arnie trouve son existence, on s'attache à lui, on s'amuse de ses manies, on a peur pour lui, on se retrouve finalement dans le même état que son frère Gilbert, joué avec sobriété par Johnny Depp, en état d'appréhension constante, en alerte. Le duo Depp-DiCaprio fonctionne car leurs personnages sont totalement opposés et complémentaires. Arnie est expansif, excentrique et démonstratif, Gilbert est discret, responsable, en retrait, dévoué à son frère. Leonardo n'était donc pas seulement cet acteur pour minettes dont certains se sont agacés. Il était capable de très beaux rôles de composition, bien avant Aviator et également avant la déferlante Titanic, triomphe sans précédent.
Incarner un triomphe... Et s'en sortir
En 1997, James Cameron dévoilait son Titanic au monde, film d'une ampleur rare, qui déclencha une hystérie collective autour de celui qu'on allait surnommer Leo et qui se retrouva propulsé au statut d'icône véritable, avec hurlements de jeunes filles hystériques assortis dès qu'il pointait le nez dehors. Cameron, plutôt que de s'atteler à une reconstitution sobre du naufrage décida de le romancer en inventant un couple. Jack Dawson est un artiste bohème et poétique, un « assoiffé d'azur », un vagabond, qui gagne son billet de troisième classe lors d'une partie de poker. Rose est une jeune femme de la haute société, prise dans les us et coutumes qu'exige l'existence en première classe et promise à un affreux héritier au coeur de pierre. Ces deux êtres qui n'auraient jamais dû se rencontrer tombent follement amoureux et vont suivre le destin tragique du « vaisseau de rêve ». A travers eux, c'est tout le microcosme social et la structure du paquebot qu'on évoque. Cameron n'y va d'ailleurs pas avec le dos de la cuillère. Les affreux aristos privilégiés contre les gentils prolétaires. Les personnages sont des types, des symboles universels, presque des prétextes pour montrer le paquebot mythique sous tous ses aspects. Et grâce à l'histoire efficace que Cameron tisse habilement en se servant des moindres parcelles de son majestueux décor, grâce à l'empathie extrême qu'il parvient à éveiller autour de son couple principal, le Titanic trouve un film à la hauteur de sa légende.
Léonardo DiCaprio et Kate Winslet formaient là un très beau couple de cinéma, par delà les archétypes que leurs personnages représentaient. Ils avaient véritablement la grâce, et touchaient juste. L'acteur était débordant de vie, d'énergie, d'allégresse collant extrêmement bien à ce Jack Dawson dont Cameron convenait volontiers qu'il lui ressemblait beaucoup dans sa prime jeunesse. Il est ici un jeune homme pétillant et optimiste, débordant de l'enthousiasme qui fait tant défaut à la jeune Rose, étouffée dans sa caste étriquée et stricte. Elle est déjà en rébellion sourde contre son milieu avant de rencontrer Jack, il est celui qui va l'éveiller à sa vraie nature.
Le duo est charmant, le courant passe bien. C'est à travers eux que l'on va redécouvrir et s'émouvoir du grand naufrage. La trouvaille du metteur en scène c'est de lier l'histoire des personnages à celle du bateau. On a déjà vu des grands téléfilms sur cette catastrophe emblématique, mais jamais on ne s'y est vraiment attaché (un peu à la manière du chercheur de trésor incarné par Bill Paxton, qui explorait l'épave depuis des années sans avoir réalisé ce qu'elle représentait). On doit notre émotion en grande partie à ce que DiCaprio dégage, à l'insouciance de son personnage qui semble capable de tout surmonter avec élégance. Certes, ils sont décrits un peu naïvement et au premier degré. Cependant, en valorisant la sensibilité des acteurs, Cameron transcende ses personnages (« Je suis le roi du moooooonde ») leur insuffle de l'intensité et nous les rend chers. Le réalisateur exploite en plus du contexte épique, la présence des deux comédiens, leur aisance. On a le sentiment d'une merveilleuse coïncidence, on croit qu'ils ressemblent à ces personnages tant ils sont naturels. Cette direction d'acteur a beaucoup pesé dans le succès incroyable du film.Une « Leo-mania » débute. L'acteur acquiert le statut toujours un peu absurde d'idole. Pourrait-il se relever d'un pareil succès? Allait-il être assimilé toute sa vie à ce rôle de Jack Dawson qui a tant marqué les esprits? La question pouvait se poser. Un phénomène aussi colossal est à la fois un don et une malédiction car on peut facilement et durablement être assimilé à un rôle et à une étiquette. L'après Titanic promettait d'être compliqué car rien n'irait tutoyer de nouveau ces sommets. Les choix futurs du comédien seraient primordiaux, il en serait de même pour Kate Winslet. Il leur faudrait un certain temps pour avancer et retrouver leurs marques. Quant à James Cameron ça lui laissait le temps de prendre un long moment pour voir ce qu'il allait faire ensuite (son prochain film Avatar est prévu pour 2009 avec une mise en scène révolutionnaire en 3D).
Après Titanic, le jeune acteur est sollicité de toutes parts. On passera assez vite sur les films qui sortent directement après, comme l'Homme au masque de Fer, film médiocre qui profite directement de l'aura qui entoure l'acteur. Son apparition dans le Celebrity de Woody Allen est assez intéressante puisqu'il commence à y écorner son image de jeune romantique. Il y est une star hollywoodienne survoltée et caricaturale, insupportable, au pays merveilleux et trépidant de la coke, des hôtels de luxe, de l'idolâtrie, de la gloire factice et de la superficialité absolue. DiCaprio incarne ce détestable individu imbu de lui-même avec une jubilation de garnementLe premier vrai retour du comédien fut la Plage de Danny Boyle, film qui divisa, mais qui demeure assez plaisant, même s'il n'est pas tout à fait abouti. DiCaprio y incarne Richard, un américain en Thaïlande et en quête de nouveaux frissons. Un allumé lui donne la carte d'une plage secrète où il fait bon vivre, où on peut fumer de l'herbe qui fait rire à satiété. Il y va donc accompagné de deux autres touristes Françoise et Etienne (Virginie Ledoyen et Guillaume Canet). Le côté carte postale et camp de vacances pour amateurs de Marijuana peuvent agacer. Cependant, là où le film est intéressant, c'est quand le jeune touriste un brin simplet se rend compte de la supercherie de la chose, de la nature humaine qui reste ce qu'elle est, lâche et hypocrite même au paradis. Après que l'insouciance ait été troublée et que l'un des membres de la communauté ait subi l'attaque d'un requin, les choses apparaissent telles qu'elles sont et la quête du plaisir perpétuel devient impitoyable puisque le pauvre rescapé au supplice devient paria. DiCaprio, de baroudeur à autosatisfait et presque irritant, se fait bannir à son tour de l'harmonieux groupe. Peu à peu, ils devient dément et rappelle directement la folie hallucinée de Martin Sheen dans Apocalypse Now (dont les dialogues sont d'ailleurs directement cités dans une voix off confuse). Le héros passe donc de la superficialité absolue à une lucidité réjouissante et DiCaprio passe du jeune homme plein de vie et un peu bourrin à un homme qui se perd totalement, avec une finesse de jeu incontestable. Cela ne suffit pas à sauver le film et à marquer le retour annoncé. A ce stade, on craint que l'acteur, à trop vouloir casser son image et s'émanciper du Titanic, ne fasse des mauvais choix. Il est cependant dans une position de pouvoir qui lui permet de faire à peu près ce qu'il veut avec qui il veut, son nom peut peser très lourd en faveur d'un film, qui sans lui ne verrait pas le jour. Et il va s'en servir.
Gagner en profondeur
C'est Spielberg qui va véritablement relancer DiCaprio avec le trépidant Arrête-moi si tu peux. Il y incarne le rôle de Frank Abagnale Jr, escroc flamboyant de seize ans qui a sévit dans les années 60. Il se fait passer tour à tour pour un professeur de français, un pilote de ligne, un chirurgien, un avocat. Cela permet au comédien d'aborder plusieurs registres et de faire preuve d'une belle énergie et d'un bel entrain, au diapason du rythme allègre du film, réjouissante poursuite aussi entre le jeune imposteur et l'agent du FBI bougon campé par Tom Hanks. Mais le coeur du sujet, c'est tout de même un jeune homme qui n'accepte pas le divorce de ses parents. Il a une façon originale de gérer sa crise d'adolescence, en devenant un faussaire de haut vol et en fabriquant des faux chèques. Mais il reste un jeune gars un peu paumé. D'ailleurs il se noue une complicité étrange avec celui qui le poursuit.
DiCaprio clôt avec beaucoup de légèreté et d'élégance cette partie de sa carrière où il était indissociable des jeunes gens à problèmes. Il quitte ce registre avec ce rôle jubilatoire et plein d'entrain, avec une sorte de dérision aussi, proche de l'insouciance des années 60 et très loin des tourments adolescents qu'il a souvent incarnés. La Plage était déjà l'histoire d'une désillusion, on sortait de ce moment de la vie qui prend beaucoup de choses au premier degré pour se rendre à la réalité. Ce film, l'un des plus réjouissants que Spielberg ait récemment produits, s'amuse de ce moment charnière où chacun doit choisir sa route et lancer sa vie en s'attachant à un héros audacieux qui ne s'engage dans aucune et les tente toutes, pour avoir à chaque fois des aperçus et des échantillons de vie. La gravité menace, on sait qu'au bout du compte, la vie rattrapera cet insolent. Avec ce dernier tourbillon d'énergie, DiCaprio clôt avec panache la première époque de sa carrière et en annonce une autre. Le voilà prêt à épouser des rôles moins liés à l'adolescence dans des projets ambitieux. Arrête-moi si tu peux est le symbole de cette transition
Scorsese rêvait de consacrer un film à un bouquin qu'il avait lu en 1970, Gangs of New York. Il l'envisageait d'abord avec De Niro, faillit commencer le tournage plusieurs fois pour finalement sans cesse y renoncer. Le film était trop ambitieux et il était appelé à devenir un grand projet toujours avorté, un peu à la manière du Don Quichotte d'Orson Welles, un fantasme un peu mégalo qui n'était pas appelé à voir le jour. Scorsese voulait recréer son histoire romantique, décrire les forces brutes sur lesquelles s'est bâti sa ville. Dès que Leonardo DiCaprio s'attacha au projet, il devint envisageable. Malgré des rumeurs de difficultés avec les Frères Weinstein, jamais tout à fait démenties, le film se fit enfin en 2003. Une belle collaboration entre l'acteur et le metteur en scène était née, qui nous a déjà donné trois films alors que d'autres sont encore en projets. Une rencontre aussi fructueuse que celle que Scorsese eut avec DeNiro et qui a semblé donner un nouveau souffle au cinéaste, ainsi qu'une solide légitimité au comédien. Il prouvait définitivement qu'il n'était pas seulement l'idole et l'acteur à minettes auquel on l'avait réduit un peu vite. Auprès de Scorsese, il allait gagner en maturité et en épaisseur
Gang of New York est un commencement. On y trouve un comédien concentré, sérieux, investi dans son rôle. Il est Amsterdam, le fils du Prêtre, ancien chef des « dead rabbits », clan des irlandais catholiques opposé au « natifs », clan des américains « légitimes » menés par Bill le Boucher, magistralement incarné par Daniel Day Lewis. Le boucher tue le Prêtre sous les yeux de son fils. Ce dernier revient se venger seize ans plus tard. Le personnage d'Amsterdam, pendant une bonne partie du film observe et attend son heure. Il est celui avec qui on découvre le quartier des « Five Points » ainsi que ses us et coutumes. DiCaprio semble donc un peu en retrait, en attente. Day Lewis quant à lui est grandiose et inspiré. Il compose un personnage excentrique, dangereux et attachant, dans une outrance, une audace et une inspiration constante. Il joue de ses émotions avec une facilité déconcertantes, pratique à merveille la rupture de style, la surprise, le geste inattendu. Face à lui DiCaprio paraît un peu figé et concentré sur les préoccupations vengeresses de son personnage, il est plus appliqué dans sa manière de l'interpréter. Daniel Day Lewis, on le sent, se permet des incartades et fait de ce Boucher un merveilleux personnage « bigger than life ». Leur relation ambiguë fonctionne à merveille, cette étrange rivalité mélangée à une certaine filiation. Amsterdam est pris entre son devoir de vengeance et ce respect, cette reconnaissance qu'il gagne auprès du boucher. Ils sont tous deux marqués par le destin en devenir de la ville, encore un « grand brasier ». DiCaprio incarne l'avenir, c'est à dire quelqu'un dont l'accent irlandais s'efface peu à peu, qui connaît les usages de la ville et Day Lewis incarne le passé, qui tente de s'opposer violemment à l'inéluctable cours des choses en s'accrochant à des valeurs de plus en plus obsolètes et dérisoires. La fresque est belle et DiCaprio, s'il n'atteint pas la folie grandiose de son partenaire, est à la hauteur de l'enjeu.
Aviator l'impose définitivement comme un grand acteur de composition. Il est l'un des instigateurs du projet, fasciné de longue date par le personnage d'Howard Hughes. Le film fut d'abord destiné à Michael Mann et fut finalement confié à Martin Scorsese. Entre ses mains et sous sa caméra, il devint une véritable fresque, hommage à l'âge d'or de Hollywood. De plus le personnage de Hughes était présenté ici comme un visionnaire, dans sa jeunesse, et pas comme on aurait pu l'imaginer: un vieil ermite aux ongles et aux cheveux longs, reclus dans un hôtel et totalement fou. DiCaprio ne ressemble pas du tout à Hughes, il n'a pas tenté comme c'est souvent l'usage, de se grimer à cette fin. Mais il a su en capturer l'esprit. Il en va de même pour la brillante Cate Blanchett en Katharine Hepburn. L'époque est ses protagonistes revivent sous nos yeux, à l'aide d'une palette éclatante et de prestation marquantes, hautes en couleurs, au diapason de l'enthousiasme qui marquait les premiers temps du cinéma et de l'aviation, une sorte d'euphorie permanente. DiCaprio campe un personnage bouillonnant, presque rongé par son énergie. Son perfectionnisme est à la fois sa grande qualité et son talon d'Achille, puisque cela se traduit par des troubles obsessionnels compulsifs, de véritables attaques phobiques qui le coupent du monde et de tout sens commun. Au début le personnage est excentrique, un homme d'affaires et un producteur un peu allumé, rien de bien choquant à Hollywood. Comme on le fait dire à Hepburn, « on est différents des autres gens », plus vulnérables aussi. Et c'est ce glissement vers la folie que donne à voir DiCaprio, vers ce qui va finir par engloutir Hughes. On en voit ici les prémices. Les tics nerveux s'aggravent au fil du film, les phrases répétées rapidement d'une manière obsessionnelle aussi. Il y a cette impression étrange de comprendre les démons du héros, grâce à une habile mise en scène et à une identification totale à DiCaprio et à sa sobriété, on finit par regarder avec méfiance les poignées de portes ou encore les morceaux de viandes. Le comédien ne cabotine jamais, ce qui aurait été tentant vu que la démence d'Howard Hughes est quasiment légendaire. Il le dote de toute son humanité. La facilité aurait été d'aller dans le sens de tous les fantasmes et les rumeurs que Hugues a fait naître, à tort ou à raison. Avec ce film, on réhabilite le visionnaire audacieux qu'il fut tant au niveau du cinéma qu'à celui de l'aviation.
La troisième collaboration avec Scorsese sera les Infiltrés, adapté du très bon Infernal affairs d'Andrew Lau. Etrangement c'est avec ce film que Scorsese connaîtra enfin la consécration aux oscars, alors que ses deux précédents étaient de véritables fresques ambitieuses qui l'auraient peut-être mérité davantage. Ici il revient à ce qu'il sait faire, ce pour quoi il est connu, c'est à dire un bon film de gangsters. Les avis furent partagés, l'opportunité de faire un remake au film d'Andrew Lau assez discutable. Cependant, il s'agit d'une histoire forte: un flic est infiltré dans la mafia irlandaise (DiCaprio) pour faire tomber son chef (Jack Nicholson) qui, de son côté, a son homme au sein de la police (Matt Damon). Leonardo DiCaprio fait de nouveau face à un monument, Jack Nicholson, dans son registre fétiche: celui du mauvais garçon à la cool attitude absolue. On retrouve donc un peu le même travers que pour Gangs of New York : son jeu concentré, basé sur l'intériorité et l'expression subtile de ses tourments, contre le jeu d'un acteur extraverti, qui n'a pas peur d'aller dans l'excès, voire l'improbable pour caractériser son personnage. DiCaprio privilégie toujours le réalisme, le naturalisme même. Pour Aviator, il avait passé du temps auprès de personnes souffrant de TOC pour comprendre et s'imprégner de leurs attitudes. Nicholson arrive lui aussi extrêmement préparé sur un plateau. Seulement, on sent chez lui cette étincelle inspirée, une liberté de jazz-man et une audace (la même que Daniel Day Lewis), une assurance qui n'appartient qu'à lui. Il arrive avec un bagage et aussi un avantage, puisqu'il est Jack Nicholson et quand il apparaît en tueur à l'humour tordu au début du film et que son sbire lui dit qu'il devrait se faire soigner, on a un petit sourire en coin. On retrouve ce fou de cinéma légendaire et ça fait plaisir. L'entrée de DiCaprio produit un effet différent, il est totalement impliqué dans le rôle de ce flic infiltré au front soucieux. Il n'est que le personnage. Nicholson ou Day Lewis se permettent de dépasser un peu les bornes, d'être un peu plus. DiCaprio, très rarement. Il sert le rôle, il sert le film. Il s'efface derrière le personnage, ce qui lui vaut sans doute un manque de reconnaissance. Car on a pour habitude de voir des acteurs imposer leur nature, leur marque et il impose sa concentration, ce qui est assez nouveau. Il est pourtant indéniable qu'il a gagné en gravité et en épaisseur.
S'émanciper
C'est cela qu'on retrouve dans le très beau personnage auquel il a donné vie dans Blood Diamond d'Edward Zwick. Si le film hésite entre engagement et action pure, ce qui nuit un peu au message qu'il veut faire passer, le trio Leonardo DiCaprio-Djimon Hounsou-Jennifer Connelly lui donne toute sa valeur. DiCaprio y joue un trafiquant de diamants, rude et cupide, totalement cynique qui vit aux dépens de la population locale et ne pense qu'à s'enrichir. Il va lier son sort à un père de famille dont l'enfant a été enlevé par une milice pour y être embrigadé. Il ne le fait pas par altruisme mais uniquement parce que cet homme a caché un diamant rose rare et d'une très grande valeur. Il va également se lier à une journaliste au courant de ce trafic de diamants qui se fait au prix du sang. Il est assez réjouissant de voir Leonardo endosser le rôle d'un affreux pour une fois, même si bien sûr, il va finir par se laisser gagner par des sentiments plus nobles.
Le comédien met un point d'honneur à apparaître marqué, pas glamour, à forcer ses rides d'expression, à se vieillir, comme s'il voulait chasser définitivement la juvénilité et l'innocence qu'on accole souvent à son nom. Cette volonté est sensible depuis Aviator. Le rôle d'Archer, trafiquant sans états d'âme, est le plus extrême de ce point de vue: on y voit la volonté délibérée de se discerner de tout ce à quoi on le rattachait avant. Il n'est pas lisse, il n'est pas touchant, il n'est pas mignon, ni même attachant. Il est très bon dans ce rôle d'aventurier buriné, en totale rupture avec l'image qu'on se fait de lui. Il révèle dans ce film une maturité nouvelle, évidente et pleine de panache. Enfin DiCaprio est émancipé, libéré de tout ce qu'on a projeté sur lui, riche de cette profondeur qu'il a acquise auprès de Scorsese. Son rôle dans Blood Diamond est important dans sa carrière, car ce qu'il y dégage est nouveau et intense. Il n'est plus un phénomène, une idole, une superstar. Juste un très bon acteur, et c'est déjà pas mal.