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Degas et le papier-calque (2)

Publié le 19 décembre 2007 par Marielydie

- Fusain, sur papier-calque, rehaussé de pastel
- Pastel sur papier-calque

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Fusain, sur papier-calque, rehaussé de pastel
Le fusain rehaussé de pastel est une œuvre intermédiaire entre le dessin au fusain sur calque et le pastel sur calque.
Ici, le trait étudié de Degas orchestre, en toute clarté, le délicat modelé du fusain estompé, modulé des tendres touches de pastel. Que des matériaux frêles et fragiles !
Sur la translucidité du calque, le dessin est mis à nu, et s’opère alors la transfiguration induite par l’économie de moyens : le calque prend le reflet poli de l’ivoire, le trait au fusain creuse à la manière du burin, les discrets rehauts du pastel luisent en ronde-bosses !
Cela pourrait présager de la forme et du volume qui se matérialiseront dans la sculpture de Degas, mais le fusain rehaussé de pastel va au-delà du dessin préparatoire. C’est un dessin essentiel, où la ligne de Degas est exaltée dans la nudité de sa vérité.
Petite parenthèse :


Entrée des croisés à Constantinople de Eugène Delacroix, 1840
Peinture à l’huile
410 x 498 cm
Musée du Louvre


Degas copie le tableau de Delacroix vers 1860
Trente ans plus tard, il s’inspirera de la pose de la femme dévêtue, à la longue chevelure rejetée en avant, figurant en bas à droite de la scène
Il travaillera, d’après ce nu, de multiples œuvres sur toute une décennie, à l’aide de médiums variés, dessin, pastel, lithographie, sculpture



Femme se séchant les cheveux, vers 1900-5
Fusain et pastel sur papier-calque
78,7 x 78,7 cm
Houston, Museum of Fine Arts

(Reproduction extraite du livre « Beyond Impressionism » de Richard Kendall, National Gallery Publications London, 1996)


Observations

Le nu « Femme se séchant les cheveux » est inspiré de la pose de celui du tableau de Delacroix « L’Entrée des croisés à Constantinople ».
Degas interprète la pose très librement.
L’œuvre est exécutée sur un calque de format carré, taillé au millimètre près, et de grande dimension.
Le calque a jauni et donc perdu son reflet laiteux, ce qui, loin de nuire, donne une tonalité de parchemin.
Composition graphique
La composition est très équilibrée car elle passe par des lignes de force. A la jonction des deux diagonales virtuelles du support carré, se situe la tête du modèle. Les lignes des bras repliés et celles du dos, de l’épaule à la chute des reins, se croisent dans la mouvance des deux diagonales, ainsi le nu s’impose en n’imposant rien à l’imagination, prompte à prendre la tangente sur la dynamique des obliques !
On pourrait discerner, dans la stature du corps, le triangle d’une solide montagne, délimitée à l’ouest par la cascade de la chevelure !

Traitement des rehauts de pastel
Le corps participe du fond opalescent du calque qui lui donne la réflexion d’une matière noble comme le marbre, et confère aux rehauts de pastel une tonalité précieuse.
Mis à part la charge terre d'ombre brûlée de la chevelure, les rehauts de pastel sculptant le corps sont légers : l’ocre rouge estompée en aplats discrets, parfois modulés de zébrures, donne vie à la chair, d’alertes hachures gris foncé et sanguine soulignent les ombres, des passages de blanc estompé revêtent les volumes de lactescence.
Eraflures de clarté au bâtonnet de pastel roux sur la lourde chevelure sombre.

Sur une molle draperie esquissée au fusain, (peignoir de bain prêt à envelopper le nu ?) suspendue dans la partie gauche du dessin, traces de terre verte, et pâles reflets de blanc estompé.
Au pastel gris foncé, un aplat au niveau du bras droit renforce les valeurs de gris du fusain et la chute de la diagonale, soulignant de la sorte la trajectoire plongeante des bras.
Des lignes rapides comme de l’eau, semblent couler de la chevelure et du peignoir.

Mise en valeur de la ligne
Le trait au fusain du nu initial est accentué par un vigoureux sur-lignage de finition au fusain.
Degas a coutume de parachever son œuvre, par la consolidation des lignes du dessin, soit au fusain, soit au pastel.
Les lignes majeures du dessin sont ici également cernées d’une bordure d’ombre au fusain et au pastel plus ou moins estompés, et mouillés par endroit d’un liant. L’arrête sombre de l’ombre propulse le nu en avant, faisant penser au bas-relief d’une gravure rupestre en plein soleil.

Pastel sur papier-calque
Nombre de fusains sur calque sont totalement travaillés au pastel. La plupart ont pour thème les danseuses ou le nu féminin dans l’intimité de la salle de bain.
Cette technique spécifique que Degas inaugure à partir de 1890 produira les œuvres au pastel les plus somptueuses de l’artiste.
Méthode de Degas
Une des principales innovations de Degas est de copier et de reproduire ses dessins sur papier-calque en grande série sur de nouveaux supports de papier-calque, en y apportant des variantes de format, de forme, de composition, de technique (contre-épreuve) et notamment de couleur au pastel pour en faire des œuvres toujours renouvelées.
Si Degas, épris de dessin, choisit les couleurs de façon arbitraire, en revanche, il les travaille jusqu’à la quintessence de la luxuriance.

Pour permettre l’adhérence du pigment à la fine pellicule lisse du calque, les couches successives de pastel superposées sont fixées au fur et à mesure.

Les copies que Degas fait de ses œuvres favorisent une production exponentielle.


Femme à sa toilette, vers 1900-5
Pastel sur papier-calque
75 x 72,5 cm
The Art Institute of Chicago


(Reproduction extraite du livre « Beyond Impressionism » de Richard Kendall, National Gallery Publications London, 1996)

Observations

Ici la pose du nu semble être un multiple du calque rehaussé de pastel « Femme se séchant les cheveux ».
La composition est rigoureuse en dépit de l’effet grand fourbi d’étoffes efflorescentes ; des bandes de couleurs verticales structurent l’espace ; la diagonale de la chrysalide du corps surgit, comme une naissance, de la mandorle construite par le pan de la serviette et la bordure du rideau jaune, dont les extrémités conjuguées se rejoignent en pointe.
Ci-dessous, une tentative, risquée, d’analyse des techniques mixtes si complexes de Degas ! La recherche sur ses techniques continue de nos jours…
Traitement du nu
Ce nu paraît intégré à un fond déjà travaillé au pastel. Par moment il s’essouffle car des charges de poudre sous-jacente doivent saturer le support. Les deux avant-bras par exemple sont fantomatiques.
Les contours du dos et des arrière-bras sont renforcés au fusain, à son tour rehaussé de pastel foncé. Sur-lignage le long du bras gauche à l’aide d’un nerveux surjet au fusain.
Aplats et hachures au fusain, rosies de zébrures au pastel, caressent le corps d’ombres légères, contrastées d’accents blancs. Tout un essaim de zigzags aux pastels bleu ciel et jaune paille font vibrer les chairs.
Traitement du rideau jaune
Le rideau jaune, présenté en oblique dans la partie droite de l’œuvre, flotte, léger comme de la laine. Sur un fond plat, estompé et mat, de tonalité jute, des passages superficiels au bâtonnet de pastel jaune ont semé irrégulièrement du pollen sur la texture de base, laissant entrevoir, la profondeur du fond assombri. Les amas irréguliers des dépôts jaunes sont attendris par-ci par-là de pigments ocre-rose.
En revanche, sur la bordure jaune ourlant le rideau, le pastel est tassé. Cet effet crayeux se manifeste quand le support est saturé, à la limite légèrement graissé et que le bâtonnet de pastel patine sur la surface lisse ; ici, la bordure masque des surfaces grisaille que la couleur jaune veut absolument oblitérer sous l’épaisseur de la charge poudreuse !
Enfin, le rideau est découpé sur la partie droite par le contraste d’un fond vert nuit souligné de noir qui met en valeur sa texture légère et lumineuse.
Traitement des 3 bandes verticales de gauche à droite
La bande verticale n° 1, en bordure gauche de l’œuvre, laisse deviner des traits de fusain et des masses de pastel de couches sous-jacentes.
Cette partie a dû être travaillée au préalable en couches successives de pastel fixées entre elles, car on y perçoit tout un tissu de motifs enchevêtrés suggérant des couches dessous, au travers. De tonalité ocre-rose, la surface est couverte d’une pluie de petits bâtonnets bleu pâle peints à l’aide de pigments humidifiés qui pourraient être par exemple de la gouache, du pastel mouillé, de la tempera. (peinture à l’eau liée par une colle ou de l’œuf)

Cette surface riche de matière est fondée probablement sur un ancien pastel dont Degas était insatisfait. En fait, ce qui intéresse Degas est moins le produit fini que la partie expérimentale du travail. Il n’a de cesse de dessiner, recomposer, retravailler ses œuvres, estimant que tout est perfectible. Artiste perfectionniste, il retouche couramment ses œuvres quand ce n’est pas l’œuvre entière qu’il repeint !
En décomposant la verticale n° 1 en trois parties de haut en bas, on pourrait distinguer le souvenir d’anciens travaux. En haut, une tapisserie de laquelle émane une masse de poudre couleur chair, au centre, dessiné au fusain, l’amorce d’un nu, le bras gauche émergeant d’une serviette blanche et en bas l’assise d’une chauffeuse jaune ?
On retrouve la trace de la tapisserie dans la verticale n° 3, masquée aux trois-quarts d’un bleu aquatique qui laisse remonter le décor du dessous. Ici, la couleur bleue mêlée de blanc a été liée par le fixatif ou bien Degas l’a-t-il travaillée à la poudre de pastel mouillée à l’eau additionnée de quelque gomme adragante, comme il aime faire, ou bien véhiculée à l’essence ?
Pareillement, dans la verticale n° 2, la couche de pastel orange, en dépit de son opacité, à son tour laisse deviner un relief provenant de sous-couche ; relief dissimulé au bas de la composition par un contraste de hachures et d’aplats au pastel marron foncé qui par contraste donnent du relief aux masses claires de la serviette et plus globalement du nu.
Ajout d’une bande de calque verticale sur le bord droit de l’œuvre pour agrandir la largeur du rideau afin de donner un peu plus d’espace au nu ; ce qui semblerait corroborer le fait que Degas ait utilisé un ancien pastel, et de format plus petit, comme base de l’œuvre…
A noter de petits morceaux dentelés de calque dans le bas du rideau, comme si le calque avait été déchiré et recollé.


Le petit déjeuner à la sortie du bain, vers 1883
Pastel sur papier-calque
121 x 92 cm
Collection particulière (L 724)

(Reproduction extraite de l’ouvrage « Les pastels de Degas » par Anne F. Maheux, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 1988)

Observations

Noter le très grand format de l’oeuvre.
Utilisation du modèle du nu inspiré de Delacroix, ici représenté en pied.
Le personnage de la servante, est la synthèse des deux fusains, reproduits au paragraphe
« Etudes préparatoires au fusain sur papier-calque » ; Le tout assemblé dans une nouvelle composition, qui sera, du reste, de multiples fois, reprise, et renouvelée.
Le pastel, daté du début des années 1880 est par conséquent plus ancien que le pastel examiné précédemment « Femme à sa toilette ».
De ce fait, la perspective, les matières, le décor, les étoffes sont restitués de façon naturaliste. Les personnages sont un peu figés ; Le traitement du pastel paraît besogneux. En effet, c’est un défi de travailler au pastel sur la surface lisse du papier-calque et il faut à Degas de l’obstination pour arriver à dompter le support. Il se peut aussi que certains jours l’artiste travaille de façon mécanique des scènes maintes fois retravaillées.

Au fil du temps, les scènes de genre servant d’écrin au nu s’allègeront pour ne conserver que quelques éléments révélateurs d’un décor de salle de bain, telle une ambiance douillette d’étoffes, avant que de se fondre dans une expression d’abstraction universelle, au même titre que le nu.
Une évolution vers la simplicité opérée par Degas, en fin de carrière. En outre, Degas sera tout naturellement conduit à synthétiser ses compositions car sa vue devient de plus en plus déficiente.
(Chardin ayant aussi des difficultés de vision abandonne la peinture à l’huile pour le pastel, qu’il pratique à l’aide de grosses hachures juxtaposées, de couleur pure, pour mieux se repérer. Ce qui est très novateur à l’époque de l’âge d’or du pastel académique.)
L’artiste ainsi utilise couramment ses faiblesses pour en faire des forces et très souvent les créations sont les résultats de défis sur le destin !
Au paragraphe « Pastel sur calque et sur monotype » sera présenté un calque des dernières années de Degas Femme vue de dos, se séchant les cheveux, inspiré toujours du nu de Delacroix mais là, le pastel est transcendé, comme vu par l’esprit, visionnaire !


A suivre
Degas et le papier-calque : Introduction
(1)
Etudes préparatoires au fusain sur papier-calque
Contre-épreuve de dessin au fusain
(2)
Fusain, sur papier-calque, rehaussé de pastel
Pastel sur papier-calque
(3)
Oeuvres en série sur papier-calque
Ajouts de papier-calque
(4)
Fixation du pastel sur papier-calque
Montage du pastel sur papier-calque
( 5)
Ultimes pastels sur papier-calque


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