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Thierry Crouzet, le retour du débranché

Publié le 26 janvier 2012 par Oz

Il s’y est remis tout doucement. Avec les gestes précautionneux et comme engourdis de celui qui remarcherait après six mois de plâtre. Désir de recommencer et crainte de chuter à nouveau mêlés. Bien décidé en tout cas à ne pas sombrer dans les excès du passé. Début octobre 2011, Thierry Crouzet s’est rebranché. Il a recommencé à bloguer modérément, à lire ses mails avec parcimonie, à tweeter un peu. Cela faisait six mois qu’il ne s’était plus connecté. Après un semestre d’abstinence, l’heure avait sonné de son retour sur Internet.

Un événement à l’échelle du Web français. Avant son interruption, Thierry Crouzet était en effet l’un des acteurs les plus prolixes de la blogosphère et des réseaux sociaux. L’un des blogueurs les plus influents de la Toile francophone. Connecté 24 heures sur 24 ou presque, sept jours sur sept. Sous perfusion permanente d’infos numériques. Invité de colloques et de conférences. Ruminant toujours une idée de billet, préparant constamment un prochain post. Vivant de ses livres et de ses essais. Au point culminant de la campagne présidentielle 2007, son blog (blog.tcrouzet.com) enregistrait plus de 2 000 visiteurs par jour. Ce décrochage, Thierry Crouzet le raconte dans un livre qui vient de sortir : J’ai débranché : comment revivre sans Internet après une overdose (Fayard, 224 p., 18 ¤).

Car ce n’est pas par bravade que Thierry Crouzet s’est décidé à couper le cordon qui le reliait aux autoroutes de l’information. Mais bel et bien ” par nécessité psychologique et physiologique “, explique-t-il. L’idée lui trottait vaguement dans un coin de la tête, peut-être, de prendre un peu de recul. Avant d’aborder bientôt les premières rives de la cinquantaine, le surfeur au long cours sentait parfois monter en lui comme les prémices du désabusement. Les choses ” n’allaient pas aussi vite qu’espéré “, reconnaît-il. Cette nouvelle société attendue, décrite, annoncée, expliquée dans Le Peuple des connecteurs et Le Cinquième Pouvoir, deux de ses essais, tarde en effet.

IMMOBILE DEVANT LE FOUR À MICRO-ONDES

Mais c’est par une nuit de la Saint-Valentin que Thierry Crouzet a pris conscience du mal qui peu à peu le rongeait vraiment. En pleine nuit, suées, souffle coupé, douleurs à la poitrine. Il croit à l’infarctus. Pompiers, ambulance, urgences. Le verdict tombe, sans appel : crise d’angoisse. Comme un toxico. Dès lors, sa décision est prise : ” Je dois me réapproprier ma vie, écrit-il dans le récit de son semestre d’abstinence. Ne plus la subordonner aux messages qui déferlent sur moi. “ Un seul remède : débrancher. Complètement. Le blogueur se fixe six mois de sevrage. Il ne pense pas pouvoir tenir plus. Le 1er avril 2011, Thierry Crouzet coupe donc tous les fils qui le relient au Net et aux différents réseaux. Il ne conserve simplement qu’un téléphone portable avec SMS.

L’épreuve est rude. A une fatigue intense se mêlent l’ennui, le désoeuvrement, le sentiment d’inutilité. Cette période lui évoque la retraite, l’oubli… la mort. Un jour, sa femme le surprend immobile devant le four à micro-ondes comme devant un écran, fasciné par le spectacle d’un plat qui glougloute. Peu à peu, Thierry Crouzet n’en reprend pas moins pied avec la vie : il redécouvre le goût de prendre son temps, de se promener au bord de l’étang de Thau, à Balaruc (Hérault), là où les Crouzet font rouler fort leur accent du Sud depuis au moins sept générations. Le grand-père était pêcheur ; le père était pêcheur ; le fils était promis au destin familial. A rebours de ce qui se commet d’ordinaire, Thierry, lui, fera des études pour ” emmerder “ son père. Des études de microélectronique qui le conduisent à se retrouver développeur dans une société informatique. Puis journaliste et rédacteur en chef de magazines spécialisés en informatique. Ses passions pour les jeux de rôle, d’un autre côté, le révèlent à l’écriture. C’est en concoctant son essai Le Peuple des connecteurs (sous-titré Ils ne votent pas, ils n’étudient pas, ils ne travaillent pas, mais ils changent le monde), paru fin 2005 chez Bourin Editeur, qu’il constate que ses préoccupations littéraires et philosophiques sont en train de rejoindre ses compétences techniques. ” D’un seul coup, je n’étais plus divisé en deux. Ça m’a fait du bien “, confie-t-il.

Après l’épreuve de la déconnexion est venu le temps de la reconnexion. Il a hésité un instant. Il s’en ouvre dans son livre : ” Je pourrais m’en tenir à distance indéfiniment. Mener en épicurien accompli une vie tranquille au bord de l’étang. Ne travailler que le strict minimum. Profiter des journées lumineuses. Lire, randonner en montagne, explorer la garrigue à vélo. (…) ” Revenu parmi les branchés finalement : ” Si j’ai fini par être heureux au cours de ma déconnexion, c’est parce que je n’ai jamais cessé de lutter pour mes valeurs. Je cherchais par mon absence à définir ma future présence en ligne, une présence plus assumée, plus mature. Contre toute apparence, même alangui durant les chaudes journées estivales, j’étais encore en train de construire Internet. Mais, si ce combat en forme de déni se prolongeait, il n’aurait plus aucune fécondité. Je sais que je dois revenir au Net, même si cette prise de conscience ne s’est pas transformée en désir. “

(publié dans Le Monde daté du 22 janvier 2012)

Olivier Zilbertin


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