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Régine (Feuillets d’automne 8)

Par Montaigne0860

Mon amour,

C’était un soir. Il y a quelques jours. Dans l’après-midi, je t’avais appelé sur ton portable ; comme tu ne répondais pas, j’avais raccroché sans laisser de message. J’étais affreusement déçue. Débordée par les patients, ma journée était vide, j’avais besoin de ta voix, tu comprends, ta voix. Mille fois dans l’année cela me prend : c’est urgent, je dois avoir tes syllabes qui résonnent dans ma tête. La plupart du temps je parviens à me dominer. Ce mardi-là non, impossible. Je voulais le rire dans ta voix, la familiarité, enfin je te voulais tout entier. Ce fut une souffrance terrible.

Le soir tu m’as déclaré à ce sujet: « Tu sais bien qu’à cette heure de la journée, nous sommes en conférence de rédaction ». Le ton était correct, sans plus. Tes cordes vocales vibraient tranquilles, elles étaient presque neutres ; j’ai cru déceler à l’arrière de ta gorge des hésitations entre colère et insouciance, sorte d’agacement qui, sur le coup, ne m’a pas paru foncièrement choquant. Je me souviens que tu t’es levé alors du fauteuil, tu m’as souri un peu gêné puis posant tes mains sur la nuque pour étirer tes bras vers l’arrière et soulager tes épaules, tu as soupiré entre tes lèvres en émettant un minuscule sifflotement qui mimait l’indifférence.

J’ai senti que mes joues rougissaient ; s’il n’y avait eu ce petit signe, j’aurais assez vite oublié ce moment. Plus tard, ta voix a recouvré sa tendresse, le flot de nos échanges s’est allongé sur les minutes où j’ai cousu les rideaux pendant que tu préparais le repas du soir et nous avons ensuite fait l’amour avec la même joie spontanée que d’habitude.

Lorsque tu t’es endormi, je me suis relevée pour boire une tisane.

Sur les surfaces nettes de la cuisine je dessine ton ombre mouvante, je l’accroche aux casseroles pendues, elle s’attarde un moment sur la plaque de vitrocéramique, traîne sur la porte du réfrigérateur, se perd parmi les torchons froissés où je lis la trace de tes mains humides. J’aspire en gorgées craquantes comme le givre, du bout des lèvres, le tilleul poussiéreux, brûlant. Mes mains tremblent, ta voix revient, je la tais ; ma bouche s’essaie à l’effacement de tes baisers et gonflée du liquide criard, elle bloque l’accès à ma mémoire ; mille échanges dans ce palais muet, hors temps. Qu’est-il arrivé à notre amour ?

Je ne t’avais jamais vu. Te voir là, t’halluciner pendant ton sommeil au vide de la cuisine, ce n’est pas tenable, tu comprends ? Si je te vois, c’est que tu es là devant; tu n’es plus ici, sous ma robe de chambre, sous ma chemise de nuit, sous ma peau. Tu es objet, tu n’es plus vivant à l’intérieur, tu es mort en moi, tu vis hors de moi, et je suis hors de moi, car toi et moi c’était tout un et là seule, je te suis des yeux et tu ne m’appartiens plus, tu m’as quitté, j’entends ton sifflotement, mon absence dans ta vie, ta presque ironie chantée du bout des lèvres où tu te récupères loin de moi… C’est trop de côtoiement n’est-ce pas, trop de temps évaporé ensemble : l’amour est un métier à plein temps, mauve, bleu du temps et rouge passion, et là nos métiers, mon amour, nos métiers ; on dirait qu’un creux s’est immiscé entre toi et moi, que les jours et les semaines sans souligner leur décours ont avancé une pointe qui nous sépare puis nous détourne chacun l’un de l’autre. Qu’est-il arrivé à notre amour ?

Souviens-toi, il fallait un château à notre amour. Nous l’avions rêvé ensemble lors de notre première heure commune et à notre grande stupéfaction il est venu très peu de jours après notre rencontre. Nous y avons vécu nos belles saisons loin de la ville. Peut-être était-ce trop beau ? Dis-moi : alors que nous pouvons nous parler tous les soirs, tout le jour en fin de semaine, pourquoi dois-je t’écrire cette lettre, te parler à travers ce vieux mode de communication… un appel téléphonique aurait suffit, un mail, quelques phrases murmurées sur l’oreiller ? Non, tu vois il me faut t’écrire et je te prie si tu le peux de faire de même. Réponds-moi, écris-moi, dis-moi que tu m’aimes.

J’ai beaucoup réfléchi et ma décision est irrévocable (je sais nous aurions dû en parler ensemble auparavant, mais je ne m’y résous pas…) : je veux que nous continuions nos relations ; pour éviter la prise du temps qui nous éloigne, je te demande d’accepter de vivre dans un autre lieu que moi. Nous prendrons en ville des logements différents. Nous conviendrons de jours et de nuits où nous pourrons nous rencontrer et je suis persuadée qu’alors nous pourrons éviter la destruction de notre amour fusion puisque ne restera entre nous que le plaisir de nous revoir. Je refuse de mettre en danger plus longtemps notre amour en le mêlant aux noyades imperceptibles du quotidien ; il est trop beau, trop parfait, nous n’avons pas le droit de l’exposer plus longtemps aux dévoiements de la vie matérielle, aux côtoiements de nos corps qui ne seraient pas présents l’un à l’autre uniquement pour nous aimer.

J’écris tout cela en tremblant, mon amour. Je suis sûre de ton approbation !

Régine


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