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Une fresque des petites gens

Publié le 30 janvier 2012 par Les Lettres Françaises

Une fresque des petites gens

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Contrairement aux derniers auteurs parus dans la collection « Bleue de Chine » (Shi Zhecun et Cao Naiqian : voir les Lettres françaises de décembre 2011), l’auteur chinois Su Tong connaît, aussi bien dans son pays d’origine qu’au plan international, une belle notoriété due en grande partie au fait qu’un de ses romans, Épouses et Concubines, a été adapté avec succès au cinéma il y a déjà une vingtaine d’années. En France, sept autres de ses œuvres ont été traduites, la Grande-Bretagne, quant à elle, est loin d’être en reste et lui a déjà accordé un important prix littéraire pour le Bateau de la rédemption, titre beaucoup plus explicite que la Berge qui paraît ces jours-ci dans une traduction française de François Sastourné.

De rédemption il est effectivement question dans ce livre dont la narration, qui s’étend sur une durée de treize ans, est entièrement prise en charge par un préadolescent, Ku Dongliang, dont le père occupe le très envié et puissant poste de secrétaire du parti d’un bourg situé dans la région du bas Yangzi. Il ne doit cette fonction que parce qu’il est considéré comme le descendant d’une martyre de la Révolution, Deng Shaoxiang. Le roman commence au moment où cette filiation est remise en cause par une commission d’enquête. Chute, avec séances d’autocritique, humiliations multiples et diverses, rupture avec sa femme, incarcé- ration, puis relégation sur une barge s’ensuivent immédiatement: nous sommes dans les dernières années de la Révolution culturelle. L’homme, Ku Wenxuan, se réfugie donc sur une embarcation, la « barge no 7 », au milieu de la flottille du Tournesol forte de onze unités, abritant une sorte de lumpen prolétariat, considérée en tout cas par les riverains, ceux de Youfang, le fameux bourg, notamment, comme « une caste inférieure », travaillant et vivotant comme elle peut, dans le transport de marchandises sur la rivière des Moineaux. Le narrateur choisit de rester avec son père qui ne mettra plus jamais les pieds sur terre, continuant à vivre dans l’attente d’une reconnaissance de son droit de filiation avec la martyre, se repentant de sa vie de débauché (il profitait de sa position de pouvoir pour « séduire » les femmes), allant jusqu’à s’autocastrer… et surveillant avec maniaquerie son fils dans tous ses faits et gestes quotidiens ayant trait à sa sexualité, même lorsque celui-ci aura largement dépassé les vingt ans. La rédemption était-elle à ce prix ?

Le récit semble suivre le fil des méandres de la rivière des Moineaux, allant de-ci, de-là, entrecroisant différentes histoires (celle de la mère de Ku Dongliang, une chanteuse renommée, et surtout celle de Huixian, une petite fille abandonnée par sa mère et recueillie par les mariniers ; devenue adulte, Huixian tentera de faire une carrière artistique avant de devenir coiffeuse, le narrateur en étant, bien sûr, amoureux jusqu’à l’obsession…) dans une série de séquences que l’on suit avec intérêt : Su Tong possède indéniablement un réel talent de conteur. Reste que les « aventures », presque toujours malheureuses du narrateur, surnommé « Pet-en-l’Air » – c’est dire la grande considération dans laquelle tout le monde le tient –, laissent un goût amer, lui-même insistant dans ses propos sur le peu d’intérêt de sa propre personne. Encore que par-delà ce récit à la fois cocasse et cruel, travaillé par une sexualité constante, des éclairs d’une tendresse rêvée surgissent. À l’évidence, les souvenirs d’enfance de l’auteur qui naquit dans la région décrite avant le début de la Révolution culturelle, en 1963, ont nourri le roman. De même que tout cela se joue sur une toile de fond politique d’autant plus terrifiante qu’elle est dérisoire et que l’ironie de l’auteur parvient à peine à masquer, une toile de fond sur laquelle se détache la vie grouillante et misérable du petit peuple qui essaie de vivre ou de survivre au milieu de l’arbitraire politique. Su Tong, l’auteur, excelle dans cette peinture qu’il brosse avec une ironie dont le lecteur aura une idée partielle dans cet exemple presque pris au hasard : « Le soleil finit par trouver le courage de se lever, le quai s’anima, les contours des choses se firent distincts, et même l’air parut plein d’ardeur. Le spectacle grandiose de l’essor révolutionnaire de la production se déployait sous mes yeux… » La Berge est bien de cette encre-là qui mêle avec habileté des registres d’écriture a priori incompatibles les uns avec les autres.

Jean-Pierre Han

La Berge,
de Su Tong. Gallimard (collection « Bleu de Chine »). 466 pages. À paraître le 19 janvier 2012.


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