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Des livres et des affaires

Publié le 02 février 2012 par Les Lettres Françaises

Des livres et des affaires

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« Les mêmes noms et les mêmes enseignes jalonnent ce court essai. Si d’autres vont les rejoindre, ceux-là nous accompagneront jusqu’au bout. Ils font la pluie (sur les idées) et le beau temps (sur les affaires) du « monde du livre ».

Gallimard, Hachette, Grasset, Actes Sud, Seuil, Lagardère, La Martinière… Voici quelques-uns, parmi d’autres, de ces noms et de ces enseignes qui ont retenu l’attention de l’auteur, Thierry Discepolo, l’un des fondateurs de la revue Agone et des éditions du même nom. Son livre, solidement documenté (1), va à l’encontre de la présentation habituelle du milieu de l’édition, auquel les commentateurs et journalistes réservent d’ordinaire un traitement romantique. Ici, à la légende des « grands éditeurs », aux exploits littéraires des hommes de lettres se substitue l’analyse des aspects matériels du métier, « garants des conditions concrètes de mise en circulation et de diffusion des livres et des idées ».

Des livres et des affaires
Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs

Par l’étude de ces enseignes éminentes, Thierry Discepolo met à jour un certain nombre de tendances problématiques qui prennent toutes leur source dans la recherche d’un profit maximal : la centralisation toujours plus intense de la production, par le jeu des fusions-acquisitions ; le gigantisme des groupes d’édition et leur niveau d’imbrication avec l’industrie, notamment la fusion de leurs activités avec celle du divertissement ; la surproduction nécessaire, qui « constitue en particulier un instrument d’occupation du terrain : la surface en mètres carrés de tables d’exposition et en mètres linéaires d’étagères de librairies est limitée. Ainsi les livres se poussent-ils les uns les autres d’une parution à l’autre ; et le plus gros producteur se donne les moyens de rendre les concurrents moins visibles. Naturellement, la surproduction dépend des capacités de financement : plus le groupe est grand et plus importants sont ses moyens ».

Si la taille n’est pas garante de la vertu, et si les « petits éditeurs » sont parfois tentés d’imiter les « grands », il n’en demeure pas moins qu’on ne peut pas grossir exponentiellement sans que soient opérés des choix purement commerciaux, étrangers au contenu des livres, et que « c’est en changeant d’échelle que les grandes entreprises façonnent un monde où la question même de l’existence de ce type de concurrence parasite finit par ne plus se poser ».

Puisque les œuvres intellectuelles ne peuvent être abstraites des conditions de leur élaboration et de leur mise en circulation, n’est-il pas contradictoire – ou plutôt hypocrite– de publier des livres qui se veulent ou s’affirment critiques, dans des maisons qui appartiennent à des groupes qui mettent ces mêmes principes à mal quotidiennement, par leur fonctionnement d’entreprise, par leur but avoué d’accumulation de valeur ? L’industrie de l’édition se doit pourtant de se présenter dans les habits étincelants de la raison et du progrès. Les légendes ne manquent pas pour que la « narration » rachète tous les faits. Thierry Discepolo pointe ces contradictions, ces paradoxes qui se résolvent dans la logique de marché : le plaidoyer pour la librairie indépendante, de qualité, et la cour menée auprès des grandes surfaces, justifiée par la « démocratisation de la culture » ;  le transfert (au sens footballistique) des auteurs entre les différents éditeurs (2), des petits vers les grands en cas de succès initial, et parfois dans l’autre sens, quand le temps se gâte ou quand la mode est passée ; les prétentions à l’indépendance intellectuelle et éditoriale au sein de groupes, dans des situations de dépendance économique.

En interrogeant le paradoxe de produire en masse de la littérature militante pour les masses et en soulignant la contradiction des écrivains réputés contestataires au service des grands groupes, qui participent à leurs profits et leur fournissent d’invraisemblables alibis intellectuels, Discepolo plaide pour que les auteurs ne soient pas exonérés de cette question de la pratique : « Tout auteur soucieux des effets politiques directs et indirects de ce qu’il écrit ne devrait-il pas commencer par se demander si la modification des consciences à laquelle il oeuvre n’est pas ruinée par sa participation à l’irrigation de fait, grâce aux bons soins de son éditeur, du système de la grande distribution ? Et si cette participation renforce la valeur d’une démonstration dont la diffusion dépend de fait du bon fonctionnement du système dont il a été démontré qu’il est nuisible au monde dans lequel on vit ? »

En effet, la quête de succès rapides et spectaculaires amène les maisons d’édition « sans éditeurs » à produire de manière industrielle un grand nombre d’ouvrages au détriment de la cohérence, de l’excellence d’une « ligne éditoriale » pourtant vantée par certaines des enseignes qui doivent l’essentiel de leur renommée à des faits de gloire littéraires d’une autre époque. « La diversification de l’offre de chaque maison est indispensable pour entrer dans le plus grand nombre de lieux et pour placer le plus grand nombre d’exemplaires possible. Une diversité qui peut produire de curieux mélanges » (3).

Cette analyse des effets de la dépendance financière à un groupe sur l’indépendance intellectuelle, ainsi que celle du discours qui est tenu en faveur des « avantages » de cette dépendance, ne tombe pas ex cathedra. Si Discepolo ne pose pas son propre travail en modèle dans son ouvrage, l’activité des éditions Agone n’en fournit pas moins l’exemple d’un autre modèle de fonctionnement, et une réponse à la question posée par son livre : « la diffusion de ‘bonnes idées’ et d’analyses ‘justes’ suffit-elle ? La manière de faire des ‘bons’ livres n’a-t-elle qu’une importance secondaire ? » : « Notre pari fut de ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, de ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et de ne pas traiter un sujet en vertu de sa seule actualité. Au moment où le marché du livre se caractérise par un emballement productiviste qui pousse les éditeurs, pour imposer leurs marques, à publier toujours davantage d’ouvrages de moins en moins maîtrisés et dont la durée de vie est toujours plus courte, nous avons opté pour la lenteur d’une politique de fonds. Ce projet éditorial répond aussi et surtout à un projet politique: proposer des œuvres qui fournissent au plus grand nombre des outils pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. » (4)

Sébastien Banse

(1) Il y a, parmi les annexes, une précieuse Chronologie 1826–2011 des créations, fusions et  rachats des éditeurs et diffuseurs-distributeurs cités.

 
 (2) Dernière cocasserie éditoriale en date, survenue depuis la parution du livre : Fâché avec le PDG su Seuil, Jacques-Alain Miller, gendre et ayant-droit de Lacan a choisi de quitter l’éditeur historique de l’auteur pour rejoindre La Martinière, comme l’explique Alain Beuve-Méry dans le Monde du 10/09/2011 :
«  Jacques Lacan est l’un des auteurs emblématiques du Seuil, maison à laquelle son oeuvre est attachée. 22 volumes de lui y sont d’ores et déjà publiés, et chaque séminaire se vend en moyenne autour de 10 000 exemplaires. Afin de conserver cette oeuvre prestigieuse au sein de son groupe, Hervé de La Martinière, PDG des éditions du même nom, dont le Seuil est une filiale, s’est entremis. « J’ai une profonde admiration pour le travail de Jacques-Alain Miller, explique-t-il ; je lui ai proposé de changer d’éditeur, mais de rester dans notre groupe ». L’affaire s’est conclue, mardi 6 septembre, sur un coin de bureau. L’éditeur a écrit :« Jacques-Alain, je suis ravi de vous accueillir au sein des éditions La Martinière. » Ce à quoi le psychanalyste a répondu : « Hervé, le plaisir est partagé, j’entre aux éditions de La Martinière avec Lacan et l’ensemble du champ freudien. » D’où cette curiosité : plus connues pour leurs beaux livres que pour leurs essais en sciences humaines, les éditions La Martinière devraient accueillir les prochaines parutions signées Lacan ».
 

(3) Thierry Discepolo en donne suffisamment d’exemples. J’en ajoute un autre, auquel je cherche encore une explication : que fait la biographie d’Harvey Milk par Randy Shilts, chez M6 éditions, au milieu des livres de cuisine ?

(4) Extrait de la présentation des éditions Agone. Fondées à Marseille en 1998, huit ans après la revue du même nom, les éditions Agone ont choisi le principe de l’autogestion. On peut citer, dans leur catalogue, pêle-mêle : Howard Zinn, Noam Chomsky, George Orwell, Pierre Bourdieu, Stig Dagerman, Jean-Pierre Garnier… Thierry Discepolo a également développé sa conception du métier d’éditeur dans un article intitulé « Tout ça n’est pas seulement théorique », publié dans le numéro 44 de la revue Agone. Une discussion avec Eric Hazan et les gens d’Article 11 abordait également certaines de ces questions. Notons enfin qu’un extrait du présent ouvrage est disponible sur le site d’Acrimed, le sommaire et la conclusion le sont chez Atheles.org.

Thierry DiscepoloLa trahison des éditeurs, éditions Agone, 2011, 205 pages, 15 euros.



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