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Henri Lefebvre : Equivoques romantiques

Publié le 09 février 2012 par Les Lettres Françaises

Equivoques romantiques

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Les Lettres Francaises, revue littéraire et culturelle

Henri Lefebvre, Vers un romantisme révolutionnaire

Évoquant la trajectoire de Friedrich Schlegel, cet esprit si libre dans sa jeunesse, « athée, radical, individualiste », qui entraîne dans son sillage tout le romantisme d’Iéna, pour finir moins de deux décennies plus tard en « philistin gras, à la parole onctueuse, gourmand, paresseux et vide », converti au catholicisme et à la solde de Metternich, Blanchot se demande : « Qui est le vrai ? Le dernier Schlegel est-il la vérité du premier ? Est-ce que la lutte contre le bour- geois banal ne sait engendrer qu’un bourgeois exalté, puis fatigué et, pour finir, contribue seulement à une exaltation de la bourgeoisie ? » Le problème du romantisme est ainsi posé dans toute sa complexité, et c’est avec une conscience tout aussi aiguë des équivoques du romantisme qu’Henri Lefebvre aborde le débat, dans un article de 1957 qu’il faut féliciter Michel Surya d’avoir eu l’idée de republier. La date a évidemment son importance : comme le rappelle Rémi Hess, c’est le moment où Lefebvre, accusé par les communistes français d’être l’auteur du rapport Khrouchtchev, rompt avec le Parti au lendemain du soulèvement ouvrier de Budapest, pour s’engager dans la rédaction de la Somme et le Reste. La conjoncture, au demeurant, n’est guère favorable au romantisme, qui est loin de correspondre aux canons de l’esthétique marxiste officielle. Lukacs lui-même, en rupture avec son propre romantisme de jeunesse, défend la cause du réalisme et n’a de cesse de brocarder les avant-gardes, au nom de ce que Lefebvre appelle à juste titre un « néoclassicisme » dont le verdict lui paraît sans appel : « Le romantisme tend inévitablement vers une attitude réactionnaire. »

Avec une perspicacité dont les recherches de Michael Löwy et Robert Sayre ont fait ressortir toute la fécondité, Lefebvre choisit d’adopter une perspective diachronique qui le conduit à distinguer deux versions du romantisme : tandis que « l’ancien romantisme », quelles que soient les différences que présen- tent ses manifestations respectives de part et d’autre du Rhin dans la première moitié du XIXe siècle, se définit par « l’homme en proie au passé », « le nouveau romantisme » rompt avec la fascination des origines et se place résolument sous le signe de « l’homme en proie au possible ». Dans le détail, la typologie est cependant plus fine et plus nuancée, puisque le nouveau romantisme prolonge l’ancien autant qu’il se sépare de lui.

L’ancien romantisme apparaît même traversé par de profondes divisions : si le roman- tisme allemand cherche essentiellement, aux yeux de Lefebvre, à « éluder la révolution » et ne remet pas fondamentalement en question l’ordre social de l’époque, le mouvement romantique français s’efforce au contraire d’accompagner, au moins sur le terrain de l’art, les conséquences de la Révolution française. Bien que ces distinctions aient tendance à gommer la complexité du romantisme allemand, où l’inspiration révolutionnaire, loin d’être absente, fut peut-être à la source de tout le mouvement, elles redonnent toute leur importance au « désaccord », au « dédoublement » et au « déchirement » essentiels à tout romantisme, auxquels le classicisme ne peut accorder qu’une place subordonnée.

Dans les dernières pages de son article, Lefebvre approfondit la définition de cette catégorie du possible, dans la perspective d’une « dialectique » où le « possible-possible » (où la recherche d’un dépassement des contradictions n’exclut pas le conformisme) s’oppose au « possible-impossible » que le romantisme proprement révolutionnaire aspire à réaliser. Avec cette alliance des contraires qui exprime de façon paradigmatique les tensions qui traversent le romantisme, voire le définissent, il y va, en définitive, d’un autre rapport au présent, que Lefebvre résume d’une formule qui ne rappelle pas par hasard la conception nietzschéenne de l’inactualité : « “Nous” vivons intégralement notre temps, précisément parce que nous sommes déjà de cœur au-delà. »

Jacques-Olivier Bégot

Vers un romantisme révolutionnaire,
d’Henri Lefebvre, présentation de Rémi Hess, Nouvelles Éditions Lignes. 80 pages, 9 euros.


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