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Introduction à la pensée d’Alexis de Tocqueville

Publié le 10 février 2012 par Copeau @Contrepoints

Célèbre pour ses analyses de la Révolution française et de la démocratie américaine, Alexis-Henri-Charles Clérel, vicomte de Tocqueville (1805-1859) fut l’un des observateurs les plus avisés des conséquences ultimes du phénomène démocratique.
Par Edouard Chanot, en collaboration avec le Bulletin d’Amérique.

Introduction à la pensée d’Alexis de Tocqueville
Cet article, extrait du Document de préparation destiné aux candidats à La Bourse Tocqueville, n’a pas l’ambition d’offrir un commentaire exhaustif de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville. Indispensable, la lecture attentive de celui-ci pourra être accompagnée du livre de Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la Démocratie (Editions Tel Gallimard, 2009, 189 pages).

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Né en 1805 à Paris dans une famille de la noblesse normande, penseur  politique et député, Alexis de Tocqueville fut nommé chevalier de la Légion d’honneur  en 1837 puis élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1838 et à l’Académie française trois années plus tard. Célèbre de son vivant, il devint pourtant, selon les mots de François Furet, « le grand oublié de la Sorbonne républicaine, occupée tout entière à célébrer le mariage improbable de Kant et d’Auguste Comte » (1). Mais sa personne comme sa pensée font aujourd’hui l’objet d’une littérature abondante ; il fascine de nouveau, par son « esprit très indépendant, joignant à une imagination vive le goût de l’observation, des études politiques et philosophique, un sens droit, n’acceptant point les jugements tout faits »  (2).

Comprendre Alexis de Tocqueville, c’est peut-être suivre un paradoxe : celui d’un fils de l’ancien régime, parent de Chateaubriand, dont le père n’échappa à la guillotine qu’au 9 Thermidor et sera influencé par Montesquieu (3), qui devint l’un des plus grands penseurs de la démocratie américaine. Après des études de droit – où il suivit d’ailleurs l’enseignement de François Guizot, – le jeune Tocqueville devint juge auditeur au tribunal de Versailles, avant de partir pour les Etats-Unis le 2 avril 1831, accompagné de son ami Gustave de Beaumont. Missionné par le ministère Montalivet afin d’y étudier le système pénitentiaire, celui-ci avait en réalité à l’esprit, depuis ses vingt ans, le désir de comprendre les ultimes conséquences du phénomène démocratique (4). Le premier volume de son travail parut en 1835 sous le titre De la Démocratie en Amérique, le second cinq ans plus tard.

Tocqueville pouvait prétendre à une certaine sensibilité  (5) et, indéniablement, était davantage qu’un chroniqueur politique ou qu’un sociologue  (6). Mais, bien qu’il ait « entrepris de voir (…) au-delà des partis », sans doute n’était-il pas non plus un philosophe, s’il faut, tout en suivant Léo Strauss, en retenir une définition socratique – l’absence de désir de lutter, de supplément de cœur, de thumos. Comme Furet l’écrit de l’esprit de Tocqueville : « rien n’est enregistré au hasard, pour le plaisir simple de savoir  (7)». De surcroît, son magnum opus ne juge pas opportun d’envisager la question du régime le meilleur ou le plus légitime  (8); la démocratie s’impose et un certain fatalisme tocquevillien restreint la réflexion. Naturellement, il ne cède pas pour autant à la distinction entre faits et valeurs ; il ne recule pas devant l’examen des mérites et des limites de la démocratie et fait traverser son ouvrage d’une intention précise, qui se présente comme une interrogation politique fondamentale sur les conséquences de la Démocratie – et on ne saurait négliger que la philosophie est susceptible d’émerger du politique.

En effet, la pensée démocratique des XVII et XVIIIème siècles, et plus particulièrement la souveraineté populaire prônée par Jean-Jacques Rousseau, était entre temps devenue une réalité inconnue jusqu’alors : « je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous nos yeux  (9)». Or, provenant d’une Europe qui ne parvenait à sortir de la violence de l’apprentissage démocratique, Tocqueville tenta de voir au-delà de l’immédiateté. Parce que l’Occident dans son ensemble basculait alors dans une nouvelle ère, son livre contenait l’idée que le régime américain reflétait l’avenir : « J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle »  (10).

Cette intention ne peut que résonner dans son siècle – et dans le nôtre. En définitive, si l’on admet que la méditation tocquevilienne fut déterminée par un particularisme, celui d’un aristocrate emporté par « une sorte de terreur religieuse produite par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles  (11)», on ne peut qu’être fasciné par sa disposition devant l’universalité du problème démocratique. Et par son désir, pour fixer ce « fleuve rapide », de voir émerger « une science politique nouvelle à un monde tout nouveau  (12)», en mesure de départager l’initiative individuelle des forces historiques, afin « d’apercevoir, s’il se peut, les moyens de la rendre  profitable aux hommes  (13) ».

De la Démocratie en Amérique s’ouvre sur une forme sociale : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions ». Cette égalité des conditions est à la racine de la distinction de l’Amérique  (14) – de son « exceptionnalisme », dirait-on aujourd’hui. Tocqueville propose un fait générateur, qui apparaît dans son ouvrage comme l’origine et la fin du régime. Il nous rappelle l’aspect processuel de la révolution démocratique ; aussi, que la politeia est un mode de vie.

Tocqueville décrit ainsi une société intensément politisée et en vient à poser la question des conséquences du « dogme de la souveraineté du peuple, » qui se trouve même « au-dessus » des institutions  (15) et marque de son empreinte l’existence de l’homme démocratique américain dans son ensemble  (16) : « Le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l’univers, Il est la cause et la fin de toute chose ; tout en sort et tout s’y absorbe  (17)». Ainsi, bien que le régime soit représentatif, « c’est donc réellement le peuple qui dirige  (18)» – enfin, sa majorité.

Si la volonté populaire était infaillible dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau, est-elle alors liberté ou n’est-elle que despotisme ? Cette dernière possibilité émerge à maintes reprises, inquiète Tocqueville et nous rapproche du « règne du plus grand nombre » d’Aristote ; de la classe la plus nombreuse (19). Mais les associations, phénomène extraordinaire et typiquement américain, peuvent en tempérer les ardeurs  (20), bien qu’elles ne soient pas elles-mêmes sans danger  (21). Conscient, comme son chapitre V l’indique, de la Nécessité d’étudier ce qui se passe dans les Etats particuliers avant de parler du gouvernement de l’Union, il s’émerveille devant l’existence communale : « C’est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions locales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science, elles la mettent à la portée de tous  (22) ». De la même manière, la cohésion entre la vie politique et la vie religieuse, puritaine  (23) marque profondément son livre.

Si le premier volume traite « de certaines lois et de certaines mœurs politiques », le second se penche sur les sentiments et les opinions générées par cet état social, destructeur « des rapports qui existaient jadis ». On y entraperçoit un Tocqueville critique littéraire et artistique mais l’ambition de se volume apparaît bien plus considérable, puisqu’il contient « la plupart des sentiments et des idées que fait naître l’état nouveau du monde  (24)», dévoilant là une approche profonde et attentive à la psychè du nouvel homme démocratique  (25).

La tyrannie se manifeste de nouveau, cette fois face au conformisme de l’opinion majoritaire. La liberté d’esprit apparaît menacée: « le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l’idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose, les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun  (26)». Le corps est sauf mais non l’âme.

Le rationalisme propre à ce pays – « L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes » – s’accompagne d’un essor de l’individualisme, ce « sentiment réfléchi et paisible », ce « jugement erroné » qui « ne tarit d’abord que la source des vertus publiques » et qui, « à la longue (…) va enfin s’absorber dans l’égoïsme  (27)». Les « institutions libres » et les droits politiques sont néanmoins parvenus à vaincre celui-ci, en rappelant sans cesse aux Américains qu’ils vivent en société  (28). Préférable à l’individualisme, l’  « intérêt bien entendu » – ou le comportement de l’honnête homme – a de surcroît son rôle à jouer. Si Tocqueville éclaire cette doctrine à la lumière d’un idéal plus noble, soulignant qu’elle n’est point vertu et craignant que sa domination menacerait l’existence même des hommes vertueux, elle n’en est pas moins « claire et sûre ». Elle serait « la plus appropriée aux besoins des hommes de notre temps  (29) ».

Mais ces hommes poursuivent une quête insatisfaite pour un bien-être matériel sans éclat, menaçant « d’amollir » les âmes  (30) dans la « poursuite inutile d’une félicité complète qui fuit toujours  (31) », dans la quête « des choses moins hautes et plus faciles  (32) » et ainsi dans l’attente de voir le Gouvernement leur assurer ce bien-être. L’essor d’une conscience de la perfectibilité, qu’elle soit matérielle ou humaine, ne peut empêcher des ambitions amoindries. Presque seule, la religion, par sa capacité à restreindre les penchants matérialistes, fait penser que la dignité de l’individu ne pourrait survivre sans foi  (33) et rappelle le Pascal qui, comme nous l’avons déjà indiqué, influença Tocqueville.

En outre, l’égalité des conditions qui ouvre De la démocratie en Amérique divulgue encore, plus loin dans le second volume, une conséquence majeure : elle adoucit les mœurs.  Le sentiment d’humanité  (34) de Rousseau, qui transporte les hommes hors d’eux-mêmes pour qu’ils s’identifient à « l’animal souffrant, » trouve un écho retentissant dans l’œuvre tocquevillienne : « dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce  (35)».  Cette universalité de la pitié demeure sans antécédent : ni Madame de Sévigné ni Cicéron, membres d’une caste ou d’une citoyenneté particulière, tous deux cités par Tocqueville, n’en expriment pas le moindre reflet. Là encore, le fait générateur est l’égalité des conditions : « en même temps qu’elle fait sentir aux hommes leur indépendance, leur montre leur faiblesses, ils sont libres mais exposés à mille accidents ». Si Tocqueville l’accueille favorablement, il ne peut que regretter l’inquiétude insatisfaite de l’âme démocratique. Celle-ci n’est jamais complète. Mais la dimension socratique s’arrête là (36). Ce désir est celui du bien-être matériel.

Est-il alors si étonnant que Tocqueville en vienne à craindre un despotisme ? C’est à ce sujet que l’auteur accorde le poids des pages finales de son ouvrage – sans doute ses plus prophétiques. A nouveau régime, nouveau despotisme : « si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter  (37)». N’écartant pas la perspective d’une tyrannie plus classique, Tocqueville ne l’envisage que passagère et l’amoindrit par une note qui nous livre un portrait de l’administration managériale : « [le gouvernement] ne reproduirait pas les traits sauvages de l’oligarchie militaire. Je suis convaincu que dans ce cas il se ferait une sorte de fusion entre les habitudes du commis et celles du soldat. L’administration prendrait quelque chose de l’esprit militaire, et le militaire quelques usages de l’administration civile. Le résultat de ceci serait un commandement clair, net, absolu : le peuple devenu une image de l’armée, et la société tenue comme une caserne  (38)». Plus généralement, les tyrans céderont ainsi leur place à des « tuteurs », qui commanderaient par un doux despotisme à « une foule innombrable d’homme semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme  (39)». Endormies, les libertés individuelles s’en trouveraient menacées.

Malgré de si sombres pensées, Tocqueville ne néglige pas les perspectives optimistes qui découleraient d’un régime que l’on oserait qualifier de mixte (40) et des ressorts que les nations pourraient trouver en elles. Ainsi, parce qu’il avait saisi que les meilleurs amis de la Démocratie n’étaient pas ses flatteurs, soulignant les périls sans les croire insurmontables, Tocqueville nous éduque par une raison pratique que l’on voudrait moins rare.

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1. François Furet, « Ce que je dois à Tocqueville », discours prononcé le 11 juin 1991 lors de la remise du prix Tocqueville ; reproduit par Commentaire, numéro 55, Automne 1991, pages 543-545.
2. A propos de ses correspondances lors de son voyage en Italie et en Sicile en 1826, Le Grand dictionnaire Larousse Universel, 1891, page 254.
3. Hervé de Tocqueville publia en 1847 une Histoire philosophique du règne de Louis XV.
4. Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay (Œuvres complètes, XIII), t. I, p. 373-375 : « Ce n’est donc pas sans y avoir mûrement réfléchi que je me suis déterminé à écrire le livre que je publie en ce moment (…) Je sais tout cela, mais voici ma réponse : il y a déjà près de dix ans que je pense une partie des choses que je t’exposais tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point Le système pénitentiaire était un prétexte : je l’ai pris comme un passeport qui devait me faire pénétrer partout aux Etats-Unis. Dans ce pays où j’ai rencontré mille objets en dehors de mon attente, j’en ai aperçu plusieurs sur les questions que je m’étais si souvent faites à moi-même. J’ai découvert des faits dont la connaissance me semblait utile. Je n’allais point là avec l’idée de faire un livre, mais l’idée du livre m’y est venue ». Cité par François Furet, Naissance d’un paradigme : Tocqueville et le voyage en Amérique (1825-1831). In : Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. 39ème année, N.2, 1984, pp. 225-239.
5. Par exemple, ainsi écrivait-il « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c’est Pascal, Montesquieu et Rousseau… ». Voir lettre à Kergolay, 10 novembre 1836, ŒUVRES COMPLETES¸ Pléiade, XIII.
6. Sur la méthode comparatiste de Tocqueville, voir François Furet, introduction à De la Démocratie en Amérique, p.14.
7. François Furet, Le système conceptuel de la démocratie en Amérique, préface à De la Démocratie en Amérique, p.9, 1981, GF Flammarion.
8. Harvey Mansfield et Delba Winthrop, cité par Ken Masugi, in « Did Tocqueville Understand America ? », numéro d’automne 2000 de la Claremont Review of Books.
9. D.A., II, p.399.
10. D.A., I, introduction, p. 69.
11. D.A., I, introduction, p. 61.
12. D.A., I, introduction p. 62
13. D.A., I, introduction, p. 69.
14. Voir notamment Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, chapitre premier, pp. 24-26, Tel Gallimard, 2006.
15. D.A., intro. à la deuxième partie, p.253.
16. Voir notamment Pierre Manent, op. cit., pp ; 13-28.
17. D.A., I, p. 120.
18. D.A. I, p. 255.
19. D.A., II, pp. 391-397.
20. D.A., I., p.277-278.
21. La critique tocquevillienne vise là l’esprit de faction.
22. D.A., I, pp. 123.
23. D.A., I, pp. 392-408.
24. Avertissement au lecteur, D.A., II, pp. 5-6.
25. A voir, Yves Couture, Tocqueville et les Anciens, The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, Vol. XXIII, n° 2 – 2002.
26. D.A., II, pp. 18-19.
27. D.A., II, p. 125.
28. D.A., II, pp. 131-135.
29. D.A., II, pp. 153-156.
30. D.A., II, pp. 161-167 et pp. 170-174.
31. D.A., II, p. 172.
32. D.A., II, p. 299-305.
33. D.A., II, pp. 29-37.
34. In L’Emile, pp. 504-506. Il conviendra de lire, à ce propos, Terence Marshall, A la recherche de l’humanité. Leviathan PUF, 2009. 413 pages.
35. D.A., II, pp. 208-209.
36. Les Anciens envisageaient le caractère incomplet de l’âme. Si le Socrate de Platon « sait qu’il ne sait pas » et cherche à enrichir ou de compléter celle-ci, les modernes ont évacué la question ontologique : l’individu souverain, libre et titulaire de droits inaliénables de la modernité vient rompre avec la quête des Anciens.
37. D.A., II, p. 384.
38. D.A., II, notes p. 408.
39. D.A., II, p. 383-384.
40. D.A., II, pp. 389-392.

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