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Histoire du soldat, de la violence et des pouvoirs par A Sanguinetti

Publié le 10 février 2012 par Egea

Mille merci au CBA Fabien Pezous, qui vient de sortir du CSEM et se dirige vers de belles aventures. Nous lui devons la fiche de lecture suivante sur "Histoire du soldat", d'Alexandre Sanguinetti. Celui-ci, ancien spécialiste gaulliste de la défense (années 1960 et 1970), livre dans son livre une sorte de sociologie du militaire, et du passage de l'état de guerrier à celui de soldat (autrement dit, son institutionnalisation). Et cherchant les tags pour lier ce livre, j'ai trouvé "armée-nation" : car au fond, derrière la sorte de folklore que recouvre l'expression, on oublie trop souvent le lien politique entre le soldat et l’État. Un livre toujours intéressant, 30 ans après, agréable à lire. Merci à F. Pezous.

Histoire du soldat, de la violence et des pouvoirs par A Sanguinetti

O. Kempf

1/ L’AUTEUR

Né en 1913, au Caire, de parents d'origine corse, Alexandre Sanguinetti a, au long de sa carrière, éprouvé un intérêt permanent pour la Défense. Dans cette logique, il a occupé des postes militaires et civils qui lui donnent toute légitimité pour s'exprimer sur l'histoire du soldat, de la violence et des pouvoirs. Il s'engage, début 1943, dans l'armée d'Afrique et participera en 1944 à la prise de l'île d'Elbe où il perdra une jambe.

Dans l'après guerre, il s'investira rapidement dans la vie politique notamment au profit d'associations d'anciens combattants. Impliqué dans la gestion politique de la guerre d'Algérie, il contribuera au retour au pouvoir du général De Gaulle puis sera également un des fondateurs du service d'action civique (SAC). A l'indépendance de l’Algérie, il souhaitera s'impliquer davantage dans la vie politique nationale et sera élu député à PARIS en 1962. Dès lors, il siégera à la commission de la défense nationale et des forces armées dont il deviendra le président en 1968. Ses fonctions les plus élevées en lien avec la Défense seront celles de ministre des anciens combattants de 1966 à 1967.

Fervent défenseur de l'atome français, il prendra position pour la force de frappe nationale. Il conclura notamment une de ses interventions à l'Assemblée nationale en affirmant « que le salut des nations occidentales ne viendra plus que de la domination de l’air et de la mer », et non des opérations traditionnelles à terre. Décédé en 1980, il restera une des figures marquantes du début de la Ve République. A sa mort, la presse saluera un « baroudeur » ou un « enfant terrible » du gaullisme, un « condottiere » qui avait impressionné ses amis et adversaires par son courage.

Médaillé militaire, titulaire de la croix de guerre 1939-1945, Alexandre Sanguinetti est officier de la légion d'honneur.

2/ SYNTHESE DE L’OUVRAGE

Dans cet ouvrage paru en 1979, Alexandre Sanguinetti se livre à une étude historique de la place de la violence dans les sociétés et de la relation de subordination existant entre le décideur politique et le soldat.

Dans un style aéré, imagé, toujours limpide et parfois impertinent, l'auteur soutient la thèse selon laquelle la violence est partie intégrante de la vie de la cité. Le guerrier est donc nécessaire. Celui-ci ne fait que mettre en œuvre les décisions de l'homme politique.

«  Le monde s'est fait à coups d'épée. La violence est la matrice des sociétés. Le guerrier ne fait que porter l'épée pour le compte des autres. Son métier reste un métier de seigneur, parce que le guerrier accepte de mourir pour des fautes qui ne sont pas les siennes, en portant le poids des péchés des autres. Et il n'en reçoit pas toujours les récompenses. »

La vaste période couverte par l’ouvrage est le premier point remarquable. A Sanguinetti a, en effet, choisi de faire remonter les principes de la violence aux formes primitives des sociétés et de l’appliquer jusqu’au bras de fer nucléaire des années 1970.

Dans un prologue érudit, l'auteur convainc le lecteur du présupposé selon lequel la violence est de tous les temps, toutes les civilisations et toutes les formes de société. Il ne condamne pas cette forme d'expression qu'est la violence et se demande si la confrontation, la lutte, l'affrontement ne constitueraient justement pas la liberté. Le progrès technique, le caractère inné de la violence et la subordination intangible du militaire au décideur civil sont les thèmes principaux qui sont déclinés tout au long de la démonstration de l’auteur.

Le progrès technique

A. Sanguinetti, qui écrit cet ouvrage dans les balbutiements de l’âge nucléaire, se montre très soucieux de l’importance du progrès technique dans l’évolution de la violence et de l’histoire du soldat.

De nombreux exemples comme l’apparition de l’étrier et les conséquences que cette découverte a eues sur la place de l’homme dans l’outil de défense permettent d’illustrer cette idée.

La notion d’apogée technique (et de rupture technologique) est également très bien décrite à plusieurs reprises : « jamais les navires à voiles n’auront été aussi beaux et aussi sûrs qu’au moment où la vapeur va apparaître. »

Enfin, l’invention de l’arme nucléaire est évidemment au centre des réflexions de cet ouvrage et les parallèles entre différentes époques sont très éclairants. Ainsi, selon l’auteur, la dissuasion nucléaire pourrait permettre de résoudre la contradiction datant du 18e siècle selon laquelle nos sociétés cherchent « à limiter la violence tout en augmentant leur efficacité militaire ». L’éloge du comte de Guibert décrivant, en 1790, les « forces de combat » dans lesquelles on peut placer aujourd’hui la dissuasion nucléaire place aussi les réflexions du lecteur dans une perspective historique intéressante.

Le caractère inné de la violence et le rôle de régulateur de la cité

« Ce qui m’importe, c’est de rappeler la violence permanente de l’Histoire et ses périodes de rémission, la façon dont les sociétés l’ont affrontée, organisée, maîtrisée ou hélas développée ».

En débutant son récit aux formes primitives de société, Sanguinetti mêle polémologie et anthropologie. Ainsi, démontre-t-il que l’homme est devenu un combattant par instinct de violence conforté par un instinct de propriété.

Ne se bornant pas à ce constat, l’auteur étudie l’apport des sociétés à la violence de l’homme. La religion occupe une large place dans ces responsabilités (évocation des croisades, façonnement d’une mentalité européenne…). Rappelant la relation entre puissance démographique et puissance militaire, il décrit également un lien de cause à effet entre le moral de la société et la performance de ses armées. Il explique ainsi en partie la défaite de 1940 par la faiblesse de la société française : « nous étions une société en voie de sous-développement. Les images cinématographiques de 1936 sont éloquentes : foules grises, ternes, pauvres, en état de manque. »

La subordination intangible du militaire au décideur civil

La relation entre militaire et pouvoir civil est le véritable fil rouge de cette histoire du soldat. Sans vouloir déresponsabiliser le militaire, A. Sanguinetti s’échine à prouver que celui-ci est bien l'interprète de la volonté politique. « L’armée n’est que l’instrument. Elle n’est pas plus responsable que le bourreau exécutant un jugement même inique. ». En étudiant des exemples variés allant de l’organisation de la cité grecque à la stricte obéissance des armées dans la répression de la Commune, la séparation des rôles entre le civil et le militaire est clairement établie. Le soldat a pour vocation de libérer le citoyen d’obligations guerrières. Le soldat incarne finalement une « sentinelle de la paix » à qui revient le devoir de prendre les armes lorsque la société le lui ordonne. L’armée devient, comme le considère, pour la première fois en France, Michel Le Tellier (secrétaire d’Etat à la guerre de 1642 à 1662), un service public.

Ce devoir, décrit par un homme politique, oblige chaque soldat. En effet, l’histoire fait dire à l’auteur qu’à chaque fois que le peuple est menacé, les vertus guerrières sont à découvrir à nouveau. Le soldat se doit donc d’entretenir ces vertus afin de ne pas être détourné de ce pour quoi la société l’a identifié et l’entretient.

Par ailleurs, l'auteur veille à ne pas enfermer le militaire dans un rôle d'exécutant. En citant les « Théories stratégiques » de l'amiral Castex (1923), il donne raison à ce dernier qui expliquait pourquoi nous ne devions ni ne pouvions rester en Indochine, si loin de nos bases, obligés de compter sur la bienveillance et la neutralité de ceux qui tenaient les points de passage obligés. Il incite donc le militaire à prendre part au débat stratégique étant entendu qu'au final la décision revient au pouvoir légitime.

Enfin, le contre-exemple de désobéissance algérien est utilisé pour illustrer une nouvelle fois que l’armée n’est efficace que lorsqu’elle est subordonnée au pouvoir public. Pour la première et unique fois, l’armée n’a pas respecté l’adage « cedant arma togae ». Sanguinetti lui trouvera des excuses : c’est finalement le pouvoir politique qui avait envoyé l’armée en Algérie ; la seule faute de celle-ci est d’avoir perdu sa lucidité et d’avoir trop aimé ce pays et ses habitants.

3/ ANALYSE – AVIS DU REDACTEUR

Cet ouvrage mérite d’être étudié et même réédité car il trouve un public naturel dans la population s’intéressant aux problématiques de défense. Des jeunes officiers soucieux d’étoffer leurs connaissances aux décideurs civils et militaires en quête de sources de réflexion plus poussées, tous pourraient se nourrir de cet ouvrage écrit par un homme politique « sachant de la guerre ce qu’on peut en savoir pour l’avoir faite » .

Une telle approche historique nécessite de prendre les précautions d'usage que Marc Bloch rappelle dans l’Étrange défaite : « L'histoire est par essence science du changement. Elle sait, et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables ».

Cette mesure prise, il est alors particulièrement bénéfique d'apprécier la pertinence des thèmes abordés et l'actualité de certains sujets.

Pertinence des thèmes abordés

Au moment où l’Histoire semble reprendre son cours (printemps arabe, Iran doté de l’arme nucléaire ?...), cette étude sur le temps long ne peut que nous convaincre de l’omniprésence de la violence dans les relations internationales. En suivant la logique de Sanguinetti, les armées (et le poids budgétaire qu’elles représentent) trouvent donc toute leur justification. La dissuasion nucléaire est toujours un choix pertinent. Une approche réaliste semble également devoir s’imposer : « la peur et la raison ont plus fait que la bonne volonté et la morale jusqu’à ce jour ». Ainsi, démontre-t-il que l’arme nucléaire est la solution avancée par l’occident pour sortir « par le haut » du problème de la violence (la guérilla étant un moyen d’y répondre « par le bas »). Aujourd’hui, cette arme n’est plus une exclusivité occidentale et la guérilla pose toujours un problème aux pays riches. En abordant une réflexion sur la violence par de telles extrémités, le lecteur est certain d’envisager le spectre complet de la violence.

Par ailleurs, le vibrant rappel sonné par l’auteur sur la fidélité indéfectible des armées au pouvoir politique fait du bien au moral du lecteur s’il est militaire et doit le rassurer s’il est civil. En effet, le fait que ce plaidoyer soit défendu par un homme politique donne plus de poids à ses arguments. En outre, les candidats au concours d’admission à l’Ecole de Guerre reconnaîtront ici une thèse voisine de celle du Maréchal Juin (Dans « Trois siècles d’obéissance », le maréchal Juin aurait pu faire sienne la réplique de Sanguinetti: « c’est l’honneur de nos sociétés de concevoir ainsi leurs forces armées : elles n’obéissent au pouvoir que lorsque celui-ci est le représentant dûment désigné et le mandataire du peuple »). En lisant cet ouvrage, ces mêmes candidats gagneront également en illustrations plus variées (l’étude portant sur plus de 20 siècles) et s’enrichiront d’arguments plus transverses que ceux fournis par le maréchal Juin (progrès technique, caractère inné de la violence…).

Actualité des réflexions suscitées

En premier lieu, dans la perspective de la robotisation du champ de bataille, le lien qu’établit Sanguinetti entre l'arrivée de systèmes d'armes (« le complet de guerre ») et l'affaiblissement du sentiment de cohésion dans les rangs peut nous faire craindre un effritement de l'unité de nos bataillons. Cette menace mérite de venir éclairer le débat sur l'utilisation éthique des robots. D’une manière plus générale, la fin de « l’homme-fusil » et de « l’homme-sabre » représentent la désincarnation de la défense du pays. A l’époque de la phalange ou du bataillon de 1914, chaque soldat a conscience d’être un combattant, défenseur de la patrie. Ceci ne peut plus être le cas aujourd’hui. Le soldat meurt pour son groupe, sa section, sa compagnie. Les raisons de cette évolution sont d’ordre culturel, sociologique (…) mais le primat de la technologie sur le champ de bataille y joue également un rôle certain.

Alors que les armées redécouvrent aujourd’hui des savoir–faire oubliés liés à la contre-guérilla, il est intéressant de reconsidérer les expériences passées. Certes les difficultés de Napoléon en Espagne sont connues et les méthodes de Bugeaud font désormais l’objet d’études plus fouillées (même si l’extrait d’une lettre à sa femme semble d’une brûlante actualité : « j’ai trouvé une armée bien curieuse. La moitié d’entre elle est enfermée dans des blockhaus et l’autre moitié passe son temps à la ravitailler en tombant dans des embuscades »). Cependant, les procédés de harcèlement du faible au fort utilisés par les hommes de Vercingétorix ou la description d’un modèle de guerre occidental opposé à un modèle oriental (illustré par des exemples allant de Gengis Khan aux traités militaires chinois précédant l’ère chrétienne) nous donnent une perspective historique originale dans l’étude de la contre guérilla.

Enfin, pour sortir du domaine de la défense, A. Sanguinetti contribue également au débat actuel sur l'identité française. A de nombreuses reprises, en s'appuyant notamment sur les exemples de Mazarin ou d'Anne d'Autriche, il défend l’idée selon laquelle « est français qui aime et sert la France, son histoire, et sa civilisation, quelle que soit son origine ethnique ou son appartenance religieuse ».

Pour conclure

La pertinence de cet ouvrage était relevée dès sa sortie en 1979 par le général (CR) Poirier : « Ne nous y trompons pas : pour Alexandre Sanguinetti, la justification du guerrier par sa fonction historique n'absout pas les médiocres, aux pouvoirs usurpés, qui ne se montrent pas à la hauteur d'une action à laquelle les délèguent les peuples. Les siècles rappellent que l'intelligence de la violence et le bon usage des armes ne sont pas choses banales ; que, à moins de s'interroger sur les trop fréquents lapsus des acteurs du « drame effrayant et passionné » (Jomini) et sur leurs causes, on risque d'abandonner la violence à sa pente et la politique à l'improvisation. »

« L'histoire du soldat, de la violence et des pouvoirs » est une synthèse stimulante des relations existant entre le pouvoir légitime et son bras armé, le soldat combattant. Ces relations d'obéissance sont indispensables, elles ne garantissent pas la paix au citoyen mais le maintien de la violence au niveau le plus bas possible.

La très grande variété d'exemples illustrant les nombreuses idées de ce livre en font un outil précieux pour qui s'intéresse au rôle du soldat dans la société.

F Pezous


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