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La République communiste de Badiou

Publié le 13 février 2012 par Les Lettres Françaises

La République communiste de Badiou

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revue culturelle et littéraire les lettres Françaises Badiou République

La République de Platon d'Alain Badiou

On dit parfois, ça et là, que Badiou est un auteur inclassable. Il a, en effet, plusieurs cordes à son arc : le roman, le théâtre, la philosophie, la mathématique, l’essai critique ou politique… Pourquoi faudrait-il d’ailleurs le « classer » ? « Comment classer Platon, rétroactivement, philosophe d’avoir fondé la philosophie, très grand poète de la prose grecque, passé aux transparences de la mathématique, ou s’exerçant à Syracuse aux prémisses du despotisme éclairé, fût-ce au risque d’y être vendu comme esclave ? » fait-il remarquer dans un entretien en 1992. Il pose une question que je fais mienne : « Que sont nos vies, si l’ordre académique des choses en trace l’ornière? »

Son dernier ouvrage, en effet, ne manquera pas de désarçonner, entre autres philistins, ceux qui s’avancent d’un bon pas dans la carrière, armés de pied en cap de leur « spécialité ». Nous savons que notre époque n’aime rien tant que les experts… Qu’est-ce donc que la République de Platon signée Alain Badiou ? Une traduction de plus après les célèbres et classiques éditions d’Émile Chambry (1949), de Léon Robin (1950), ou de Robert Baccou (1966) ? Certainement pas, puisque Alain Badiou y prend des libertés avec le texte de Platon qui ne manqueront pas d’irriter nos « érudits », lesquels, pourront lui intenter « un procès en apostasie ». Dans sa préface, d’ailleurs, il abat son jeu et guide son éventuel procureur : il avoue, par exemple, avoir parfois capitulé devant la difficulté de traduire certains passages, en particulier dans le chapitre VIII : « Tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru. » Mais ce n’est pas tout. Le découpage traditionnel du texte grec en dix livres lui paraît « aberrant ». Il le redécoupe donc en seize chapitres auxquels il adjoint un prologue et un épilogue. Dix-huit séquences donc. Enfin, il insère la République dans le contexte philosophique qui est le nôtre – et le sien – en traduisant Idée du Bien par Idée du Vrai ou Vérité. L’âme devient « Sujet ». Je le cite : « On parlera dans mon texte de l’incorporation d’un Sujet à une Vérité plutôt que de “l’ascension de l’âme vers le Bien”. » « Concupiscence, coeur et raison » (la tripartition de l’âme) deviennent Désir, Affect et Pensée. « Je me suis aussi permis de traduire “Dieu” par “grand Autre” et même parfois par “Autre” tout court. » Voilà donc quelques pièces dans un procès à charge qui ne peuvent que réjouir l’accusation. Laquelle ne manquera pas, en outre, de s’étonner que parmi les interlocuteurs de Socrate (ils sont au nombre de six) l’un des deux frères de Platon (Glaucon et Adimante dans le texte canonique) change de sexe : Adimante devint Amantha. Cela n’a rien évidemment d’anecdotique. Et je me contenterai pour le moment de reprendre simplement la réponse de Badiou, en 1981, à une question de Gérard Miller à propos de son « romanopéra », l’Écharpe rouge, (mis en scène par Antoine Vitez) : « Je me suis aperçu – mais d’une façon purement rétroactive – que dans tous les romans que j’avais écrits antérieurement, il y avait toujours un frère et une soeur… » Je m’arrête à ce moment de la préface de Badiou dans laquelle il explique « comment j’ai écrit cet incertain livre ». Clin d’oeil au grand Raymond Roussel et à son Comment j’ai écrit certains de mes livres. Car, après tout, un traducteur anglais, R. Waterfield (1993) ne propose-t-il pas une division de la République non en livres mais en quatorze chapitres. Et, en 1941, F. M. Cornford donnait un texte sans dialogue. Je n’entrerai pas dans le débat interminable traduction/trahison, débat probablement stérile (me contentant ici de souligner que toute traduction est sans doute une interprétation). Ainsi du titre la République, en grec  Politeía, qu’il est bien difficile de rendre en langue française : projet de donner une constitution politique pour fonder les institutions, projet pour désigner la recherche sur le meilleur régime politique… Mais le dialogue traite également et en même temps de la justice de l’âme sur laquelle se fonde la justice de la cité. Platon s’attacherait à établir des principes et des règles pour que la cité soit juste sans, disent certains commentateurs, traiter d’un régime particulier, en restant à la constitution générale de la cité. La tradition a consacré le terme République – N’allons pas plus avant.

revue culturelle les lettres françaises Burattoni

Dessin de Gianni-Burattoni

La République est un dialogue écrit à une date qu’on ne peut donner avec certitude : 411, 410 av J.-C. ? L’oeuvre s’ouvre par une scène qui se déroule au Pirée. Socrate en compagnie de Glaucon est venu de la ville haute d’Athènes pour célébrer le culte d’une déesse, Bendis. Ils croisent un groupe d’amis et, tous, en attendant la fête nocturne, s’attablent chez Polémarque. « La scène de la République est donc une scène nocturne, habitée des présages de la mort et des récompenses de l’au-delà », écrit Georges Leroux. Au fur et à mesure que le dialogue va progresser, les personnages vont en quelque sorte peu à peu s’effacer, et sur la scène principale demeureront, autour de Socrate, les frères de Platon, Glaucon et Adimante (Glauque et Amantha, chez Badiou). Dans le texte grec, ils répondent aux « fausses questions de Socrate » par oui, certainement, c’est tout à fait juste, non, pas vraiment. Le seul à incarner le rôle du contradicteur est, dès le prologue, Thrasymaque, un sophiste. C’est sa position que Socrate veut réfuter. Platon, dans un autre dialogue, le nomme « négociant en matière de savoir ». Il est le représentant des intellectuels ayant soutenu la politique de conquête d’Athènes. Pour lui, la justice n’est jamais que l’intérêt du plus fort. « L’injustice est sagesse et savoir ; une domination rationnelle et efficace exige l’injustice, et même l’injustice absolue. Alors que pour Socrate la justice est sagesse et vertu […] l’injustice n’étant qu’ignorance… »

J’ai, avant d’entreprendre cet article, après avoir lu la République de Badiou, repris une traduction que j’avais sous la main, celle de Leroux. Puis je suis revenu à celle de Badiou, renonçant à une étude comparative. Lisant Badiou, il est évident que Platon est notre contemporain. Et le choc est violent, dès les premières pages, tant la langue des acteurs sur la scène philosophique du dialogue est celle de notre quotidien en ces premières années du XXIe siècle. « Le jour où toute cette immense affaire commença, Socrate revenait du quartier du Port, flanqué du plus jeune frère de Platon, un nommé Glauque. Ils avaient fait la bise à la déesse des gens du Nord, ces marins avinés… Ç’avait de la gueule, du reste, le défilé des natifs du port. Et les chars des gens du Nord, surchargés de dames très découvertes, n’étaient pas mal non plus. » Ces premières lignes de la République de Badiou donnent le ton de l’ouvrage. Je ne cacherai pas que certaines expressions ou tournures de phrases m’ont parfois irrité : point n’est besoin de recourir à un tel vocabulaire « jeune branché » : par exemple, « le mec Thésée », « l’intello ramène sa fraise », « les bagnoles ». Ce sont là quelques scories que charrie une langue étincelante dont le mouvement emporte le lecteur et rend au texte de Platon toute sa force et sa beauté. Ce dont il nous parle nous concerne tous, aujourd’hui et maintenant. Et Badiou, avec audace, j’allais dire un certain culot, l’a dépoussiéré, débarrassé de la gangue académique qui masquait son éclat de diamant. Il faudrait mettre au programme des classes terminales la République de Badiou. Mais, évidemment, chers lecteurs, je rêve, je rêve… Pourtant « au vu de ce que l’éducation actuellement dominante produit de réactionnaire, de purement conservateur ou même de totalement nul, que faire d’autre que rééduquer ? » Il est clair que la traduction de Badiou s’éloigne souvent du texte platonicien proprement dit. Mais il est tout aussi clair à mes yeux « que cet éloignement relève d’une fidélité philosophique supérieure ». Certains considéreront que Socrate citant Freud, Lacan, Staline, Mao, Alfred de Vigny, ou bien définissant le communiste comme « celui dont l’énergie politique est au service de la passion du Vrai », n’a pas de sens, condamnant la République de Platon au musée. Si, en revanche, l’on considère que nous devons continuer à dialoguer avec Platon, alors il faut nous présenter à lui tels que nous sommes aujourd’hui : « ce que Platon dit de très judicieux à partir de la théorie des nombres irrationnels se révélera tout aussi judicieux si l’on parle de topologie algébrique », écrit Badiou. Tout comme il me paraît juste de ne pas « en rester aux guerres, révolutions et tyrannies du monde grec, si sont encore plus convaincantes la guerre de 14-18, la Commune de Paris ou Staline ? » La parole rendue par Badiou aux jeunes gens donne au dialogue toute sa vivacité. Loin d’être toujours de simples faire-valoir des discours socratiques, ils se rebellent parfois, maniant à leur tour l’ironie, par exemple lorsque Socrate développe sa thèse bien connue contre les poètes qu’il veut chasser de la cité : « Ni sur le poème ni sur le théâtre vous ne m’avez convaincue, lui dit Amantha. Votre cible – un art qu’on suppose ramené à la reproduction des objets extérieurs et des émotions primitives – est très étroite, alors que vous faites comme si elle représentait pratiquement tout le domaine. Ni Pindare ni Mallarmé […] ni Emily Dickinson […] ni Federico Garcia Lorca ne rentrent dans votre schéma. Socrate se tait, tendu… » Ils nous représentent souvent, nous lecteurs, découragés devant la difficulté d’une démonstration ou l’obscurité d’un concept, obligeant le maître à s’expliquer… On retiendra aussi le nouvel exposé du fameux mythe de la caverne : « Imaginez une gigantesque salle de cinéma. […] les spectateurs ont, depuis qu’ils existent, emprisonnés sur leur siège, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles. » La conclusion de la fable selon Badiou veut que le spectateur, une fois son œil détourné « des visions captives que lui proposent les produits du marché mondial […] voitures partout nickelées, ordinateurs pour multiconversations débiles, bref tout ce qui tourne cet œil vers la bassesse et l’insignifiance […], alors on s’apercevrait que chez les mêmes individus le même œil peut voir ces vérités avec la même netteté qui le tourne aujourd’hui vers le néant des choses mauvaises… » Tel est le fondement égalitaire de notre communisme, ponctue Glauque… Un autre mythe termine la République, celui d’Er, de Pamphylie. Ce soldat, « un brave gars mort dans les tranchées d’une guerre stupide », ressuscite douze jours plus tard et raconte son séjour dans un lieu surnaturel. Le modèle cosmologique à partir duquel Platon expose sa doctrine de la nécessité à laquelle le temps de la destinée humaine est lié est complexe et ne peut évidemment être exposé ici. Mais il permet à Platon de développer sa métaphysique de l’immortalité de l’âme unie à un corps particulier. Er, de retour sur terre, raconte comment les âmes font le choix d’une existence. Elles en sont responsables en fonction de leur état moral. Plus elles auront été dans le vice au cours d’une existence antérieure plus elles auront tendance à choisir une vie vertueuse… Le récit d’Er, témoin des morts, décrivant les choix dictés par les vies précédentes ne manque pas d’humour, réécrit par Badiou. Ainsi Mallarmé choisit la vie d’un cygne et Pavarotti « à mon avis bêtement, la vie d’un rossignol ». J’ai admiré particulièrement comment il intègre au récit d’Er les données de l’astrophysique contemporaine : « Au tout début, on voit uniquement […] le point imperceptible d’énergie pure dont l’explosion crée l’espace-temps-matière. L’idée du devenir investit le ciel, et sa trace est justement cette ligne – matière lumineuse ou vide actif, c’est tout un – qui est pour nous le lointain signal du spectacle. Ensuite, les nappes floues du feu atomique se dilatent, s’écartent. » Je vais interrompre ici ma lecture, en regrettant de n’avoir pas parlé par exemple des pages sous-titrées « Critique des quatre politiques pré communistes», et en particulier de celles consacrées à la démocratie et à la tyrannie. Pour moi aussi, comme pour les personnages de la République à la fin de leur entretien, « il y eut un long silence dans la nuit douce maintenant tombée sur leur fatigue et leur émotion. […] Quelque chose avait eu lieu pour les siècles des siècles ».

Le livre de Badiou, qui a su intégrer avec une superbe maîtrise son commentaire dans le texte de Platon, est en effet un ouvrage sinon inclassable du moins unique en son genre. C’est aussi l’oeuvre d’un écrivain. Il fait de nous les pionniers de l’Idée communiste. Nous sommes les membres d’une aristocratie universelle. Nous, quoi qu’en disent certains, hommes ordinaires puisque de cette pensée « n’importe qui peut et doit être le porteur ». Élitaire pour tous, disait Vitez, aristocratisme populaire, écrit Badiou. Le combat est le même.

Jean Ristat

La République de Platon, d’Alain Badiou. Éditions Fayard, 600 pages, 25 euros.
Entretiens, I, Éditions Nous, 268 pages, 22 euros. 

N°90 – Février 2012



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