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Stefan Wul ou la grandeur de l'évidence (2)

Publié le 07 février 2012 par Zebrain

Décors et monstres, héros et société

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Ce qui frappe à la lecture des romans de Wul, c'est l'impression visuelle qui se dégage de ses textes. Wul, c'est d'abord un décor, à l'intérieur duquel se déplacent (mais cela ne vient qu'en second) un petit nombre de personnages qui réagissent (qui ont des aventures) en fonction de ce décor. On pourrait d'ailleurs se poser la question : est-ce le décor qui suscite personnages et action, ou est-ce un schéma d'action qui organise autour de lui le décor ? A cette question, Wul répond (interview de Galaxie) : « Ce qui me fait démarrer surtout, c'est la couleur, le décor, beaucoup plus que le sujet (que je trouve en écrivant le livre) ».

Cette confidence, si elle éclaire l'aspect le plus souvent gratuit, ou parachuté, des finales (Le temple du passé, L'orphelin de Perdide, Terminus 1, Odyssée sous contrôle), nous confirme que Wul est bien d'abord le grand peintre en paysage que nous voyons en lui à travers les souvenirs les plus vivaces qui nous restent de ses œuvres : un sommet mangé de brouillard et crépitant de pluie (La mort vivante), des fondrières balayées par un vent de chlore courbant les arbres-cierges (Le temple du passé), un lac miroitant sous la lune et d'où émergent une tête et des mains gigantesques (Piège sur Zarkass).

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Plus que nulle part ailleurs, c'est dans la jungle que Wul est le plus à l'aise, c'est là que son imagination se déploie avec le plus de fastes. Elle est le décor privilégié de ses meilleurs livres (Niourk, Sidar, Zarkass), et ce n'est pas un hasard si, dans ses moins bons, on ne voit pas l'ombre d'un arbre (Retour a zéro. La peur géante, Terminus 1). Mais cette prédilection n'est sans doute pas gratuite. Nous y voyons plutôt des raisons structurales : les grandes aventures épiques ne peuvent avoir qu'un continent sauvage pour cadre. Dans une ville, ne peuvent prendre place que l'aventure policière (l'Asimov des Cavernes d'acier) ou l'étude sociologique (Limbo). Et Wul n'est ni un détective ni un politique. Il vise plus large et n'est jamais si content que lorsque, chatouillant le nombril de la nature, il lui communique des convulsions épiques.

« Les Monts Noirs dressaient des silhouettes impossibles dans un ciel wagnérien lourdement drapé d'écarlate. Fantaisies d'un cataclysme ancien, des flèches gothiques, des tours en dentelle soutenues de rosaces distordues défiaient les lois de l'équilibre au-dessus d'abîmes sans fond. » (Rayons pour Sidar).

Et cette éruption dans Piège sur Zarkass : « Rigide et nue dans la lumière, une colonne d'obsidienne montait posément à l'assaut du ciel. Deux autres suivirent, crevant le sol. Puis, rattrapant les premières avec une trompeuse lenteur, de grandes orgues translucides surgirent des crêtes un peu partout, par groupes, soulevant sans heurt des quartiers de collines ou haussant négligemment au-dessus de la vallée de gros bouquets d'arbres. »

Même quand il a à décrire une structure plus organisée, Wul trouve le moyen d'y glisser des pousses vives et des ronces sauvages. Ainsi de la capitale de Zarkass, dont le modèle semble être bien des villes terriennes de pays trop brutalement modernisés : « Des tours de plastique voisinaient avec des temples d'or de l'ancienne religion zarkassienne. Les phares-toupies trônaient au milieu d'énormes arbres-villages, où des pêcheurs zarkassiens nichaient encore comme des oiseaux.

Dans les rues basses, près des ports, les attelages de davals tintinnabulaient à côté des autos a glissoir, et les trottoirs roulants passaient entre les tas de fumier. »

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Même le cimetière de fusées de Terminus 1 n'échappe pas à cette attaque de l'inorganisé, à cette revanche de la nature : « Par endroits, donc, le métal s'habillait de pierre. Des stalactites déniaient les arches. Et certaines poutres verticales prenaient peu à peu l'aspect éléphantiasique. Des chambres de machines (dont les machines s'étaient échappées par le bas, en crevant d'un seul coup trois étages de tôles pourries) avaient entièrement drapé de gangues calcaires leurs charpentes. (...) Des fusées (...) avaient revêtu des robes de roc et se penchaient un peu comme des tours de Pise. »

Mais revenons aux jungles, où se cachent naturellement toute une ribambelle de monstres ne le cédant en rien aux paysages qui les nourrissent en leur sein. Là encore, Stefan Wul a travaillé en grand maître : si van Vogt est le père du plus étonnant bestiaire américain. Wul est le papa d'une zoologie galactique aussi délirante que vraisemblable, qui remporte la médaille nationale. Et cela va du plus petit au plus grand, de l'animal au végétal (savoureux arbres à gifles de Zarkass qui talochent les voyageurs !), du beau à l'horrible — quand ce n'est pas à la fois beau et horrible, animal et végétal... (« Car où sont les fleurs et où sont les papillons ? On croit que c'est une fleur et ça s'envole en sifflotant. On croit qu'un papillon se pose et c'est un pétale qui tombe... »)

C'était Sidar, mais il faudrait tout citer : les poulpes aux grands yeux luminescents de Niourk, la chenille-lion de Zarkass, l'ogre mangeur de chair humaine de Sidar (encore), la « Grosse Chérie » (gigantesque monstre fouisseur) des cavernes de Gamma 10 dans L'orphelin de Perdide... Cependant, c'est à la créature marine de neuf cents mètres de long du Temple du passé que va la plus grande part de notre tendresse et de notre admiration : les tourments que provoquent, dans sa masse gigantesque mais fruste, les mutations provoquées par Massir, qui le poussent vers la surface, transforment ses membres et son mode de respiration, font l'objet de ce qui sont peut-être les plus belles pages de Wul.

Nous ignorons si l'écrivain aime, « dans la vie », les animaux, car dans ses livres il les tue sans pitié. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il est fasciné par eux. Même lorsqu'ils ne sont pas nécessaires à l'intrigue, il en rajoute : ainsi de ces improbables animaux lunaires que sont les slops (serpents rosés), les rass (castors de lune) ou les gôrs (crapauds hypnotiseurs), qui font les meilleures séquences du faible Retour à zéro. Mais nous ne saurions en rester là avec le bestiaire wulien, sans céder au plaisir de citer en partie l'ahurissant défilé qui clôt, ou presque, l'épopée factice de Odyssée sous contrôle :

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« Ils virent passer d'incroyables hybrides de girafes et de rhinos, sautiller des kangourous à tête d'aigles, onduler des scolopendres et des chenilles de cinquante mètres de long évoquant des monstres de fête foraine. Des gorilles ailés galopaient en hurlant d'une voix humaine sur un tapis mouvant de tortues à long bec, dont les pattes s'agitaient avec la rapidité de jouets survoltés.

Il y eut enfin, graves et lents dans leur panique, les longues enjambées échassières des végèbes, ces êtres de trois mètres de haut, mi-végétaux, mi-oiseaux, et qui portaient des feuilles en guise de plumage, lis poussaient des notes crissantes en déroulant des langues tremblantes de mirliton, et piétinaient tout un menu peuple de lézards à tête de feu, de rats sauteurs, de scarabées nécrophages, de serpents multicolores et venimeux. »

Ecriture automatique ? Goût du paradoxe ? Humour ? Tout cela à la fois sans doute... Mais nous en arrivons ainsi aux créatures intelligentes, qui se divisent en deux groupes, selon qu'elles sont alliées ou adversaires de l'homme. Ici Wul ne s'encombre pas de subtilités : il y a les « tout méchants » et les « tout bons ». Et pour que le doute ne soit pas permis, que la sympathie (ou la haine) du lecteur sache bien où se diriger, l'aspect physique de ces créatures porte, si l'on peut dire, son étiquette signalétique : alors que Zarkassiens et Sidariens sont des humanoïdes, un peu curieux sans doute mais sympathiques, les « Triangles » se révèlent être des sortes de colonies de mouches intelligentes, les Xress sont de vilains rats aux « têtes de chauves-souris », aux « membres filiformes et griffus », les torpèdes, nous l'avons déjà signalé, sont des poissons, tandis que les cépodes ont l'apparence de poulpes.

Nous avons donc là un schéma très archétypal du space-opera de l'Age d'Or : les Terriens bons et civilisés protégeant des humanoïdes sympathiques mais peu évolués contre des monstres assoiffés de sang... Cette vision simpliste nous amène alors à poser une question douloureuse : les romans de Wul diffusent-ils une idéologie raciste, colonialiste, ou simplement paternaliste ? C'est bien là le genre de question qu'on est en droit de se poser en 1972, mais qui ne nous aurait peut-être pas effleurés dans les années 50 ! Disons tout de suite qu'il est difficile d'y répondre nettement, d'abord parce que l'œuvre de Wul, nous venons de le signaler, est inscrite dans un « genre » aux structures très codifiées et aux limites très répertoriées : le space-opera. Et Wul, sur ce terrain, n'a fait que suivre sans sourciller les quelques maîtres américains qu'il avait lus...

Mais nous pourrions naturellement fouiller plus profond, et nous interroger sur une réflexion de ce genre : (Piège sur Zarkass) :

« Je n'aime pas les évolués. Je préfère les vrais sauvages, comme Zinn. Les évolués s'habillent à la terrienne, prennent de grands airs et affectent de mépriser leur ancienne civilisation. »

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Si Wul (par la bouche de Laurent) veut nous dire par là que les « sauvages » doivent rester à leur place, c'est évidemment blâmable... Mais s'il prend le parti de la vie « naturelle » contre les valeurs frelatées imposées par la colonisation, alors c'est mieux ! Cependant, et nous sommes bien forcés d'y revenir, le monde stellaire de Wul est bel et bien un monde de mode colonial qui a la bénédiction de l'auteur, puisque la colonisation terrienne apporte les bienfaits et la protection (Sidar est un « Protectorat »). Simplement, il y a colonialisme et colonialisme : celui des < autres » est destructeur, celui de la Terre est bénéfique.

En fait, et on l'a signalé ailleurs, les planètes wuliennes sont faites sur le modèle africain. Mais cette Afrique-là n'est pas du tout l'Afrique réelle, c'est celle, imaginaire et mythique, des livres de Burroughs et des films de Tarzan qui ont marqué (cf. interview) la jeunesse de Wul. En d'autres termes, c'est celle de l'innocence, et il n'est pas difficile de reconnaître, dans la peau des Sidariens et des Zarkassiens, puérils mais drôles, versatiles mais dévoués, attachants mais vaguement répugnants (les Zarkassiens qui se pèlent et mangent la peau de leur mue écœurent fort Laurent et Darcel), le « nègre » archétypal des récits de jadis...

Car non, définitivement, il n'y a pas de racisme chez Wul. Le simple fait que beaucoup de ses héros ne sont pas blancs le prouve : Jâ Benal (Retour à zéro) est d'ascendance arabe, l'enfant de Niourk est un noir, de même que l'un des deux protagonistes de La peur géante ; enfin Max, dans L'orphelin de Perdide, est un mulâtre. Disons alors, sans être pleinement satisfaits, que Wul se montre assez paternaliste avec les « sauvages » (relations à la fois pleines de tendresse et de moquerie avec Sidariens et Zarkassiens) et que son univers repose sur un colonialisme ancien qui ne semble pas devoir éclater en violences. Au contraire, il serait plutôt annonciateur d'une fusion harmonieuse des races. Sur la planète-mère elle-même, plusieurs héros (Rayons pour Sidar, La peur géante) sont originaires d'Afrance, vaste fédération regroupant la métropole et l'Afrique francophone, et où Français, Arabes et Noirs se sont mêlés, ne formant plus qu'une seule ethnie à la cubaine. Wul ne dit nulle part comment cette fusion s'est faite (et reconnaissons que ce n'était pas son propos), mais elle repose sur beaucoup de naïveté ou d'idéalisme.

Ces réflexions nous ont amené tout doucement à la vision qu'a Wul des sociétés futures. Disons tout de suite alors que nous quitterons ce terrain à peine l'aurons-nous abordé, car Wul ne s'est pas préoccupé de décrire, de rendre crédible ou même d'évoquer les sociétés évoluées. Répétons-le encore une fois : son domaine est la jungle, et ceci explique que la seule forme d'organisation sociale sur laquelle il s'est penché est la tribu ; mais alors là, et là seulement, il a œuvré avec son soin habituel (Niourk, Sidar, Zarkass), pour parler de mœurs, de croyances, d'esthétique primitives, avec un sens étonnant de la vraisemblance ethnographique.

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Dans son premier livre, Retour a zéro, Wul avait pourtant essayé de dresser les plans d'une planète évoluée : la Lune émancipée, avec sa hiérarchie rigoureuse qui rejette les femmes dans les enfers de l'analphabétisme, mais ce n'était pas là sa voie. La fameuse Afrance de La peur géante et la nation Draag de Oms en série font encore l'objet de quelques précisions à base surtout de gadgets technologiques, mais ensuite... pas plus les mondes belliqueux des Xress ou des Triangles que la Terre ou ses colonies ne font l'objet de la moindre indication. Une planète n'est intéressante que si elle a gardé à sa surface suffisamment de jungle pour que l'héroïsme individuel y trouve la place de s'y manifester. Et la seule fois où Wul nous ait livrés une évocation percutante d'une civilisation, c'est à l'occasion d'une pure digression, alors que deux notabilités Draags parlent du monde des « Oms », où ils sont allés cueillir leurs animaux favoris :

« Ils vivaient dans de vastes agglomérations de terriers cimentés, où chacun avait sa place. Ils constituaient des sociétés d'environ un million d'individus. Une hiérarchisation étroite y maintenait une discipline sans défaut, automatique. On y choyait les reproductrices, dont le seul travail était d'enfanter. A sa naissance, chaque bébé subissait une sélection qui le destinait à la reproduction, au travail ou au combat, lis avaient un langage rudimentaire.

 (...) Oh ! juste quelques vocables servant à des ordres précis, toujours les mêmes ! La rigidité de leur organisation les dispensait de perfectionner leurs moyens d'expression. Je pense a un exemple intéressant, un cri d'alerte : four-mi !

(...) Et il est intéressant parce qu'il indiquait l'approche de leur ennemi traditionnel : un insecte géant organisé d'une manière similaire et vivant, lui aussi, dans des cités rudimentaires. »

Ah ! que nous aimerions lire sous la plume de Stefan Wul le roman complet que ces quelques phrases appellent...

Jean-Pierre Andrevon

  Originellement paru sous le pseudonyme de Denis Philippe dans Fiction n°229, 1973. 

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