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La Science-Fiction moderne : métamorphose et nouveaux regards (3)

Publié le 04 février 2012 par Zebrain

La fictionnisation de la science

Comment naît une œuvre de SF ?


Comment une idée, une intuition  scientifique produit-elle une œuvre de SF ? Dans ce domaine, je peux juste donner quelques pistes. Je précise que ce ne sont pas les seules, qu’elles ne marchent pas toujours, loin de là, et qu’il n’existe pas de procédure « miracle ». Ce sont juste des exercices mentaux, des façons de « fictionniser » le réel. L’une des voies pour devenir écrivain — ou de se sentir écrivain — c’est de regarder la réalité comme un écheveau d’histoires entremêlées et d’en tirer les fils.

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Prenons un exemple facile, parce que célèbre : il y a dix ans de ça, un article dans Scientific American disait qu’on pouvait trouver de l’ADN d’espèces disparues, comme des dinosaures, dans les capillaires de moustiques du jurassique pris dans l’ambre. Dit comme ça, c’est une curiosité de savant. Reste à exploiter l’idée, comme l’a fait Crichton. Voici quelques caractéristiques remarquables qui font de cette information scientifique une source potentielle de SF :

1ière composante : il y a dans cette information scientifique un élément à forte charge émotionnelle : les espèces disparues. On peut imaginer de recréer des dinosaures et ça, c’est fascinant. Demandez plutôt à vos enfants…

2ième composante esthético-baroque, très visuelle : les insectes pris dans l’ambre, qui est une matière semi-précieuse, et rare. On visualise le fragment de temps congelé — à l’image de cette grotte de Roumanie qui était restée à l’écart de la biosphère terrestre et qui contenait des espèces animales uniques ayant évolué de leur côté.

3ième composante à la fois métaphorique et symbolique : l’ambre devient un véhicule scellé en provenance du passé, un fossile renfermant de la vie. C’est une métaphore de la vie à l’échelle de notre planète, c’est le symbole de notre fragilité mais aussi de notre pérennité.

4ième composante : c’est une idée aisément vulgarisable, dont on peut détailler les tenants et aboutissants avec un vocabulaire de tous les jours. C’est fondamental : le grand public peut comprendre le raisonnement simple qui conduit à la « fabrication de dinosaures » via un petit dessin animé (dans le film). Donc le lecteur peut « s’approprier l’idée » et l’admettre comme démontrée, même si le raisonnement vulgarisé est, au mieux, hasardeux !

Si l’idée ne vous est pas présentée sous une forme vulgarisée, c’est à vous de trouver les termes qui vont bien pour la rendre accessible à vos lecteurs. C’est tout le travail du vulgarisateur, travail extrêmement difficile qui conduit parfois à utiliser des termes hors contexte en maniant l’analogie à la hache — les « virus informatiques » sont un bon exemple de ce type de détournement du sens. Ou la logique « floue ».

L’autre solution consiste à donner des exemples « quotidiens » d’application d’une découverte de pointe en entretenant un flou artistique sur le « comment on fait ».

Exemple : si je vous dis que des découvertes récentes permettront peut-être de discriminer les états quantiques superposés d’une couche monoatomique de gallium, ça va vous laisser relativement froid. Si je vous explique que, grâce à ça, on va pouvoir fabriquer un jour des tissus plus fins qu’un cheveu dotés de capacités de calcul et de raisonnement équivalents à ceux d’un cerveau, ça commence à titiller un peu votre imagination (enfin, j’espère).

5ième composante, purement utilitaire : cette idée est productive d’objets exploitables, d’objets de désir — ici, les dinosaures. On construit rarement une histoire sur une théorie (ça arrive), mais plutôt sur les objets tangibles bâtis à partir de cette théorie. Donc, une idée de SF s’incarne dans les faits sous forme de machine à voyager dans le temps, de fusées spatiales ou de costumes plus intelligents que leur propriétaire. Ça tombe bien, c’est sûrement plus drôle de décrire les coursives du Nostromo que de parler de propulsion hyperluminique avec les équations qui vont bien. C’est également plus facile.

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Une pause dans notre réflexion : on pourrait déduire de ce qui précède qu’une « bonne idée » scientifique de SF devrait posséder à la fois une composante émotionnelle forte, une composante visuelle également forte, une dimension métaphorique… Elle devrait être également simple à comprendre ou à vulgariser, et être « fertile », productrice d’objets de rêve plus ou moins fantasmatiques. Et c’est en couleur, ajouterait Pierre Dac.

Autrement dit, Crichton a eu un maximum de chances mais ça risque de ne pas se reproduire de sitôt !
Pour vous rassurer, je rappelle que toutes ces conditions ne sont pas simultanément nécessaires… Et que la science peut se contenter de produire des cadres de référence à l’intérieur desquels on travaille.

Je rappelle aussi que :

On n’a pas nécessairement besoin de créer la théorie permettant de fabriquer l’objet scientifique dont vous avez besoin. En effet :

Il existe des théories à la mode permettant de justifier la machine à voyager dans le temps, le vaisseau hyperluminique, l’ansible ou le mari électronique qui n’oublie jamais de faire la vaisselle. Dans la mesure où l’objet n’est qu’un utilitaire du récit — un gadget —, autant laisser tomber les explications. Par contre, si la justification de l’existence de l’objet rajoute une interrogation sur le fonctionnement du monde, s’il est porteur de doutes, s’il rajoute un brin de poésie, cela peut valoir la peine de l’expliquer, de lui donner une histoire et une justification scientifique un peu fouillée.

Les extrapolations de capacité sont considérées comme normales. Dans 30 ans, votre ordinateur portable sera mille fois plus puissant qu’aujourd’hui, vous aurez accès à deux mille chaînes de télé et Windows 2030 sera enfin débarrassé de ses bugs… Non, là, je ne suis plus crédible, mais vous voyez l’idée ! Il est possible d’exagérer.

La simple multiplication de la puissance d’un objet existant ouvre parfois des pistes inattendues. Imaginez votre téléphone portable capable de « suivre » physiquement une personne afin de pouvoir la joindre à tout moment. Imaginez que le téléphone fasse ça non pas par un moyen physique mais en suivant à la trace l’esprit même de la personne, la carte d’identité de son cerveau… On peut se dire que chacun est à tout moment repérable. Jusque-là, rien de vraiment étonnant.

Maintenant, posez-vous la question : si votre correspondant meurt durant une conversation, votre téléphone sera-t-il toujours capable de le localiser ? Combien de temps après ? Et peut-on imaginer qu’on puisse lui parler ? Ne vous pressez pas de répondre…

Ça, c’est l’exemple d’une idée de SF naissant de l’extrapolation d’une situation existante. Ce n’est pas une idée « scientifique » mais elle repose sur une base technologique.

Autre exemple : supposons que vous ayez des téléphones portables gratuits, (comme certains providers internet) à condition que vous receviez un certain nombre de publicités par jour. Imaginez que quelque chose se dérègle et que ces pubs viennent vous hanter la nuit, qu’elles se glissent même dans vos rêves. Si le téléphone est un objet, il suffit de s’en débarrasser. Si c’est une pub incorporée dans votre crâne, c’est plus difficile ! Et vous serez peut-être conditionné à l’idée de la garder… La SF abonde en « pièges » de ce genre.

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Comment exploiter votre bonne idée ?

Pour qu’une idée scientifique devienne matière à fiction, il est préférable qu’elle soit spectaculaire. C’est-à-dire qu’elle entraîne une révolution dans le mode de vie d’une partie de l’humanité et qu’elle pose de nouveaux problèmes (ou qu’elle renouvelle les anciens). Bref, l’être humain doit en être globalement affecté !

Ce qui nous amène à l’élément humain :

L’impact d’une métamorphose scientifique dépend beaucoup de la population concernée : la trouvaille géniale de Jurassic Park, c’est d’en avoir fait un parc d’attraction. Ça veut dire que tout le monde, des enfants, des vieillards, vous et moi sommes « impactés » par le phénomène. A contrario, dans le roman « La Sphère » de Greg Benford, où une scientifique crée accidentellement un micro-univers, tout se passe dans le milieu scientifique universitaire américain et ça ne touche pas le grand public. L’impact n’est pas le même. Ça ne change rien à l’intérêt ou au succès du livre (on a aussi fait un film avec « La Sphère ») mais le traitement humain diffère et cela demande, paradoxalement, une bien meilleure maîtrise et expertise du sujet scientifique !

Donc, vous avez un cadre scientifique convenable, avec un minimum de cohérence, vous avez une idée (qui, en SF, s’exprime souvent sous la forme « que se passerait-il si… ? »), reste à la mettre en scène, à la rendre dynamique. Une remarque à ce stade : ne vous censurez pas ! N’hésitez pas à faire le grand saut, c’est-à-dire imaginez comme possible quelque chose que le savant verra comme « probablement irréalisable ». La SF ne se préoccupe pas nécessairement du faisable, mais plutôt des conséquences de l’impossible.

Deuxième remarque : Les idées les plus dynamiques naissent souvent « aux frontières », lorsqu’on pousse un concept scientifique vers sa limite de rupture… Ou lorsque les choses ne se passent pas comme prévu. Une machine à voyager dans le temps qui marche comme son inventeur le souhaite n’a aucun intérêt (du moins pour raconter une histoire !) Il vaut mieux qu’elle provoque des paradoxes, qu’elle tombe en panne à l’arrivée ou que les commandes soient inversées !

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Une première possibilité de mise en scène consiste à gérer en direct la métamorphose. Vous décrivez une situation de crise, provoquée par l’intrusion d’une découverte scientifique. Même genre de crise que ce qui se produit quand les extraterrestres débarquent. Changement complet du regard sur le monde, émeutes, etc. Et remise en question.

Dans ce cas, le travail de l’écrivain devient naturellement « politique ». Au cours du récit, le lecteur sera en général amené à s’interroger sur l’éthique associée à la découverte, sur le coût humain, économique ou écologique, etc., de certaines recherches. Cela veut dire que l’auteur doit être capable de mettre en scène ces interrogations par le biais de personnages directement touchés par le phénomène. Un auteur américain comme Crichton enverra deux adorables bambins dans un parc infesté de dinosaures.

La dimension morale compte évidemment, qu’elle soit explicite (par le biais d’un personnage qui relaie l’auteur, comme le mathématicien spécialiste du chaos dans Jurassic Park) ou implicite, par le simple choix des angles de narration et par le bilan final que le livre choisit ou non de tirer.

Le contenu scientifique de la découverte, la description du procédé employé, la théorie sous-jacente, font en général partie de l’histoire et contribuent au jugement (moral, social, etc.) que le lecteur va porter sur les événements décrits. Pour cette raison, il est important d’avoir un cadre scientifique solide et de réfléchir à la façon dont ce cadre va être à la fois vulgarisé et « jugé ». Dans « Jack Barron et l’éternité » de Norman Spinrad, l’immortalité est obtenue au prix de la vie d’enfants du ghetto. On ne sait pas comment (cela a un rapport avec les hormones et la thyroïde) mais on a la description du modus operandi. Et c’est bien entendu monstrueux.

Enfin, dans ce type de livres, il est difficile de faire l’impasse sur le personnage du scientifique lui-même, ce qui est malheureusement une source monstrueuse de clichés !

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Une autre possibilité de mise en scène consiste à démarrer le récit longtemps après que la crise a eu lieu, dans une humanité radicalement différente — pas seulement loin dans le futur ou dans l’espace, mais également loin au sens où l’espèce humaine apparaîtra comme en partie étrangère à l’expérience du lecteur.

Dites-vous que le simple fait qu’une chose soit considérée comme possible dans votre histoire peut déjà suffire à tout métamorphoser. Exemple : tout le monde est immortel depuis si longtemps que l’idée même de la mort est devenue une chose honteuse dont on ne parle plus.

Le travail de l’écrivain consiste alors à porter un regard analytique sur la fourmilière. C’est plutôt un travail d’entomologiste car la société ainsi décrite est trop éloignée de la nôtre pour qu’un jugement moral ait une vraie signification. Ça n’empêche nullement l’écrivain de porter ce jugement moral, d’ailleurs (voyez « la machine à voyager dans le temps » d’H. G. Wells). Mais ce n’est plus le centre du récit, sauf si l’écrivain réussit à créer un lien — même métaphorique — entre les valeurs (morales, métaphysiques, etc.) de ce monde et du nôtre.

Lorsqu’on choisit cette approche, il est possible, si on le souhaite, de faire l’impasse sur la description du contenu scientifique précis de la découverte. Des phrases comme « le traitement Davidson-Wright de l’immortalité fut découvert en 2034 et généralisé en 2051 » suffisent à fixer le cadre de référence. Le « comment ? » est moins important que le « et ensuite ? ».

En guise de conclusion

Le plaisir que j’ai à lire et à écrire de la Science-Fiction vient en partie de ce sentiment de vacillement au bord du gouffre conceptuel que j’ai essayé de décrire… Rares sont les livres non SF qui provoquent chez moi un vertige semblable. Peut-être est-ce simplement dû à la manière dont je dois, en tant que lecteur, m’impliquer dans la construction de l’univers voulu par l’auteur de SF. Le résultat, c’est que je peux dire que la SF, une certaine SF en tout cas, m’a transformé. Elle a modifié mon regard sur le monde, elle m’a rendu un peu plus incertain de moi-même, à la fois émerveillé et inquiet.

Jean-Claude Dunyach


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