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Conte soufi : L’homme dont l’heure n’était pas encore venue

Publié le 19 février 2012 par Unpeudetao

   Il était une fois un riche marchand qui vivait à Bagdad. Il possédait une belle demeure, des domaines petits et grands, et des boutres qui partaient pour les Indes chargés de précieuses marchandises. Il avait acquis ces biens par héritage, par ses propres efforts accomplis au bon moment et au bon endroit, et grâce au soutien du Roi d’Occident, comme on appelait à l’époque le sultan de Cordoue, qui lui avait donné de bons conseils et indiqué la voie à suivre.
   Puis les choses tournèrent mal. Un oppresseur cruel s’empara de ses domaines. Ses navires, qui cinglaient vers les Indes, furent pris dans des typhons et sombrèrent. Le malheur s’abattit sur sa famille. Même ses amis proches semblaient avoir perdu la capacité d’être avec lui en réelle harmonie malgré une volonté réciproque d’entretenir de bons rapports.
   Le marchand décida d’aller en Espagne consulter son ancien protecteur. Il traversa le Désert occidental et poursuivit son voyage vers l’ouest. Les épreuves se succédèrent. Son âne mourut. Il fut capturé par des brigands, qui le vendirent comme esclave. Il ne parvint à s’échapper qu’avec grande difficulté. Dans les villages qu’il traversait, les gens le chassaient sans ménagement quand il venait frapper à leur porte. Parfois, un derviche lui donnait un bout de pain et des haillons, dont il se couvrait. Parfois, il trouvait au fond d’une mare un peu d’eau douce, mais le plus souvent, c’était de l’eau saumâtre. Son visage, brûlé par le soleil, ressemblait désormais à un cuir tanné.
   Il arriva enfin à la porte du palais du sultan, mais ne put la franchir : les soldats le repoussèrent de la hampe de leur lance, les chambellans refusèrent de lui parler.
   Il obtint finalement un modeste emploi à la cour. Quand il aurait gagné assez d’argent pour s’acheter un vêtement convenable, il pourrait solliciter du maître de cérémonie la faveur d’être admis en présence du souverain.
   Mais il savait qu’il était à proximité de la présence royale, et gardait le souvenir de la bienveillance du roi à son égard à l’époque lointaine où ils étaient amis.
   Il avait vécu si longtemps dans la misère que ses manières s’en ressentaient, il faut le dire.
   « Avant d’être présenté à la cour, lui expliqua le maître de cérémonie, tu devras réapprendre les bonnes manières. »
   Tous ces contretemps, le marchand les supporta.
   Le jour où il fut introduit dans la salle d’audience, cela faisait trois ans qu’il avait quitté Bagdad.
   Le roi le reconnut tout de suite, s’enquit de sa santé et l’invita à s’asseoir auprès de lui.
   « Votre Majesté, dit le marchand, j’ai terriblement souffert ces dernières années. Mes terres ont été usurpées, mes biens, confisqués ; mes navires ont sombré : leurs cargaisons représentaient tout mon capital. Pendant trois ans, je me suis battu contre la faim, les brigands, le désert, des gens dont je ne comprenais pas la langue. Je m’en remets à votre merci. »
   Le roi se tourna vers le grand chambellan :
   « Donne-lui cent moutons, nomme-le berger royal, envoie-le là-haut dans la montagne. Et qu’il se mette au travail ! »
   Légèrement dépité, car il attendait plus de générosité de la part du souverain, le marchand se retira après les salutations d’usage et conduisit ses moutons dans la montagne. À peine avait-il atteint le maigre pâturage que le troupeau entier fut décimé par un mal implacable.
   Il revint à la cour.
   « Comment vont tes moutons ? s’enquit le roi.
   -- Votre Majesté, ils sont morts dès que je les ai mis au pâturage. »
   Le roi fit un geste :
   « Donne cinquante moutons à cet homme, dit-il au chambellan. Qu’il les garde jusqu’à nouvel ordre. »
   Honteux et désemparé, le marchand devenu berger mena paître ses cinquante moutons. Ceux-ci broutaient l’herbe rase avec appétit, quand surgirent deux chiens sauvages qui les poursuivirent jusqu’à un précipice où ils s’abîmèrent.
   Le marchand, très affligé, revint à la cour raconter au roi ce qui était arrivé.
   « Eh bien, dit le roi, prends vingt-cinq moutons et conduis-les dans la montagne. »
   L’infortuné partit sur-le-champ avec ses vingt-cinq moutons. Il était vide d’espoir, plus désemparé que jamais, car il sentait bien qu’il n’avait rien d’un berger. Mais quand les brebis mirent bas, il s’aperçut qu’elles donnaient naissance à deux agneaux. C’est ainsi qu’il doubla presque son troupeau. Il en fut de même la fois suivante. Ces nouveaux moutons étaient gras ; leur toison était épaisse, leur chair excellente. Il en vendit quelques-uns, en acheta d’autres, et fut surpris de constater que les bêtes qu’il avait achetées, d’abord petites et maigres, devenaient très vite robustes et vigoureuses, et semblaient avoir les caractéristiques de l’étonnante nouvelle race qu’il élevait.
   Trois ans plus tard, il se présenta à la cour, magnifiquement vêtu, pour rendre compte de la façon dont le troupeau avait prospéré sous sa garde. Il fut immédiatement admis en présence du roi.
   « Es-tu maintenant un bon berger ? demanda le souverain.
   -- Certes oui, Votre Majesté. De façon incompréhensible, la chance a tourné en ma faveur ; je peux dire que rien n’est allé de travers, bien que j’aie toujours aussi peu de goût pour l’élevage des moutons…
   -- Très bien, dit le roi. Là-bas s’étend le royaume de Séville, dont le trône est à ma discrétion. Va, et annonce à la ronde que je te fais roi de Séville. »
   Il lui effleura l’épaule avec la hache cérémonielle.
   Le marchand ne put se contenir :
   « Mais pourquoi ne m’avez-vous pas fait roi quand je suis arrivé à Cordoue, il y a trois ans ? Vouliez-vous mettre ma patience à l’épreuve, alors que les événements l’avaient déjà poussée à bout ? Ou vouliez-vous m’enseigner quelque chose ? »
   Le roi se mit à rire :
   « Disons que si tu avais pris en main le royaume sévillan le jour où tu as mené les cent moutons dans la montagne, pour les perdre aussitôt, il ne resterait plus aujourd’hui dans Séville une seule pierre debout. »

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