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Comment des tweets d’anniversaire ont déclenché une « guerre internet de quatrième génération » en Arabie saoudite !

Publié le 20 février 2012 par Gonzo

Comment des tweets d’anniversaire ont déclenché une « guerre internet de quatrième génération » en Arabie saoudite !

A l’occasion de l’anniversaire (mouled) de la naissance du prophète – fête qui n’est pas officiellement « chômée » en Arabie saoudite, à la différence de bien d’autres pays de la région –, Hamza Kashghari (حمزة كشغري), un jeune Saoudien de 23 ans, a eu la mauvaise inspiration d’envoyer trois tweets pour marquer l’événement. Trois très brefs messages, dans lesquels ce journaliste, poète féru d’idées philosophiques, s’adressait directement au prophète de l’islam pour lui dire à peu près : J’ai aimé le révolutionnaire chez toi (…) pourtant je ne prierai pas pour toi le jour de ton anniversaire (…) parce que j’ai aimé des choses en toi, parce que j’en ai détesté d’autres, et parce qu’il y en a d’autres que je n’ai pas comprises.  Pour conclure : Ce jour de ton anniversaire, je ne m’inclinerai pas devant toi, je ne baiserai pas ta main ; on se serrera la main, on se sourira, on se parlera comme des amis, c’est tout. (Texte original et traduction anglaise sur le blog de Zaki Safar ArabianSaudi Blog.)

Des messages qui ont provoqué des réactions spontanées, lesquelles se sont transformées en déluge de protestations, peut-être sous l’effet mécanique d’une propagation virale mais plus probablement de manière assez organisée : des milliers de tweets (30 000 dit-on) utilisant le même tag (étiquette) – #hamzahKashghri – accompagnés de vidéos sur YouTube appelant à la mort de l’auteur des micro-messages jugés injurieux. Celui-ci, dès le lendemain, a exprimé ses regrets (le texte en arabe) via Tweetlonger, un service qui permet justement de dépasser la limite fatidique des 140 signes. Il fallait bien cela pour un repentir (tawba) en bonne et due forme ! Peine perdue, une semaine ne s’était pas écoulée que l’Assemblée permanente de la Hay’at al-iftâ’ al-islâmiyya – l’organisme national chargé de la prononciation des fatwas – prononçait un avis juridique dénonçant Hamza Kashghari comme « mécréant » (kâfir). Commence alors une fuite éperdue : la Jordanie et les Émirats semble-t-il, puis la Malaisie où l’auteur des tweets est arrêté le 9 février alors qu’il s’apprête à se rendre en Nouvelle-Zélande… Extradé le 12, il encourt désormais un jugement pour blasphème, voire apostasie (ridda).

Depuis, les médias locaux se font l’écho de toutes sortes d’opinions, plus ou moins relayées par les médias internationaux. Certains, parmi lesquels on trouve des autorités religieuses, estiment que le repentir rapide et total du fautif permettrait d’oublier une malheureuse affaire créée par trois minuscules messages de 140 signes chacun ! D’autres, assez nombreux il faut bien le reconnaître, exigent au contraire un châtiment exemplaire ! Pour les radicaux religieux, Hamza Kashghari est en effet un parfait bouc émissaire : celui qui se définit sur son compte Twitter comme l’ami « des marginaux et des minoritaires » garde sur son visage la trace de ses lointaines origines étrangères – Kashghar est une ville du Turkestan chinois. Cela fait de lui la parfaite incarnation des subversifs qui peuplent les cellules dormantes implantées par ce que le rédacteur en chef d’Al-Nukhba, une feuille de choux locale, nomme les organisations « chiito-irano-qatari-libérales » !!! (Voir cet article en arabe.)

Une affaire de plus, par conséquent, dans le très long feuilleton (voir ce billet parmi ceux de l’onglet “Saoudie” en haut de l’écran à droite) des luttes d’influence entre libéraux d’un côté et musulmans (très) conservateurs de l’autre ? Pas tout à fait car cette affaire doit être lue à la lumière des bouleversements politiques régionaux d’une part et, de l’autre, au regard de l’essor des réseaux sociaux. Car à l’heure d’un « printemps arabe » bien menaçant pour les régimes en place, le camps des ultra-conservateurs s’estime en position de force pour exiger plus de fermeté et plus de contrôle. Vis-à-vis des médias et des réseaux d’information pour commencer, dont on a vu quel rôle ils jouaient auprès d’une jeunesse trop turbulente… 

Entrée tardivement et après bien des réticences sur la Toile au passage du millénaire, l’Arabie saoudite n’en est pas moins désormais le troisième pays arabe par le nombre des internautes (presque 10 millions à la fin de l’année 2011), avec 4,5 millions d’utilisateurs de Facebook. Pour Twitter, l’essor fulgurant des derniers mois est source de beaucoup d’inquiétudes. D’ailleurs, le 29 janvier, quelques jours seulement avant l’affaire Kashghari qui tombe vraiment à point nommé, le grand mufti d’Arabie saoudite s’en prenait à Twitter, accusé de diffuser « des mensonges totalement infondés, des fatwas prononcées par des gens qui n’ont pas de savoir [religieux] et sans argumentation, et des attaques contre des personnes religieuses et importantes dans la société » («ترويج لأكاذيب باطلة، وفيه من يصدر فتاوى من دون علم، وغير مدعَّمة بالدليل، وأنه يحوي طعناً بشخصيات دينية واجتماعية», texte cité dans cet article).

En effet, au « Royaume des hommes » comme l’appellent les féministes locales, on ne « tweete » pas, comme partout ailleurs, pour les fêtes et les anniversaires mais aussi, et beaucoup plus qu’ailleurs dans la mesure où le reste de l’espace médiatique est étroitement verrouillé, pour profiter de l’espace de liberté qu’offre la nouvelle application. Éventuellement relayés dans l’opinion par des applications innovantes, telle Radwitter, une radio sur internet récemment ouverte, les échanges par micro-messages constituent à présent un puissant média d’information en même temps qu’un vecteur efficace pour de nombreuses campagnes de mobilisation (notamment pour les droits de la femme, mais pas seulement). De plus en plus, les autorités saoudiennes se préoccupent des voix de Twitter qui, à l’image d’un certain « Mujtahid », peuvent drainer jusqu’à près de 200 000 « suiveurs ». Depuis quelques semaines, « Celui qui se donne du mal » (traduction littérale de son pseudo chargé de nombreuses connotations…) fait passer des messages, très bien informés, pour dénoncer la corruption, son thème de prédilection, l’accaparement des biens fonciers par les favoris de la famille royale, ou encore le pouvoir absolu des dirigeants, autant de maux contre lesquels il appelle à briser le mur de la peur pour faire changer les choses…

Après les sites d’information en ligne autour des années 2000, les blogs d’opposants autour de 2005, les groupes Facebook autour de 2010, Twitter représente peut-être la nouvelle génération – la quatrième – des applications internet passées dans l’arsenal des opposants du monde arabe. Ils sont aujourd’hui lancés dans une guerre de « quatrième génération » elle aussi, une Netwar où ce n’est plus seulement le nombre des troupes mobilisés qui importe, ou bien leur « puissance de feu » ou même leur rapidité de manœuvre, mais leur capacité à déstabiliser l’adversaire, y compris dans un rapport de force totalement asymétrique.


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