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Conte soufi : Sagesse à vendre

Publié le 21 février 2012 par Unpeudetao

   Saifulmuluk avait consacré la moitié de sa vie à la recherche de la vérité. Il avait lu tous les livres traitant de l’ancienne sagesse, parcouru tous les pays connus et inconnus pour entendre ce que les maîtres spirituels avaient à dire. Il passait ses journées à travailler, ses nuits à contempler les grands mystères.
   Quelqu’un lui parla un jour d’un sage qui vivait à Hérat : le grand poète Ansari. Saifulmuluk se mit en route pour Hérat. Sur la porte du sage, il lut une étrange annonce : ici connaissance à vendre.
   « Ça doit être une erreur, pensa-t-il. À moins qu’Ansari ne cherche par là à dissuader les simples curieux… Je n’ai jamais entendu dire que l’on puisse acheter ou vendre la connaissance. »
   Il entra. Dans la cour intérieure, Ansari, courbé par l’âge, écrivait un poème.
   « Tu viens acheter la connaissance ? » demanda-t-il.
   Saifulmuluk hocha la tête.
   « De quelle somme disposes-tu ? »
   Notre chercheur de vérité sortit de ses poches une centaine de pièces d’argent.
   « Pour cette somme, dit Ansari, tu peux avoir trois conseils.
   -- Parles-tu sérieusement ? Tu es un homme humble, dévoué. Pourquoi veux-tu de l’argent ?
   -- Nous vivons dans le monde, entourés de réalités matérielles, répondit le sage. La connaissance que je détiens implique de nouvelles et importantes responsabilités. Parce que je sais certaines choses que les autres ignorent, je dois faire certaines choses, en particulier dépenser de l’argent, pour aider l’un ou l’autre, dans le cas où un mot gentil ou l’exercice de la baraka ne sont pas indiqués. »
   Il prit les pièces et dit :
   « Écoute bien. Voici le premier conseil : « Un petit nuage : signal de danger. »
   -- C’est ça, la connaissance ? s’étonna Saifulmuluk. Je n’en sais guère plus maintenant, me semble-t-il, sur la nature de la vérité fondamentale, ou la place de l’homme dans l’univers.
   -- Si tu as l’intention de m’interrompre encore, dit le sage, tu peux reprendre tes pièces et t’en aller. À quoi sert de connaître la place de l’homme dans l’univers si « l’homme » est mort ? »
   Saifulmuluk se tint coi et attendit le conseil suivant.
   « Voici le deuxième conseil, dit Ansari : « Si tu trouves en un seul et même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends-les avec toi et veille sur eux jusqu’à la fin. »"
   « Curieux conseil ! pensa Saifulmuluk : peut-être a-t-il une signification métaphysique cachée qui se révélera si je le médite assez longtemps… »
   Il garda le silence. Le sage lui donna le dernier conseil :
   « Quand tu auras fait l’expérience de certaines choses qui te sembleront sans intérêt, et si tu continues en même temps d’observer le conseil précédent, alors, et alors seulement, une porte s’ouvrira pour toi. Franchis-la. »
   Saifulmuluk aurait bien voulu rester étudier avec ce sage déconcertant, mais Ansari le congédia assez brutalement.
   Il reprit ses pérégrinations, séjourna au Cachemire où il étudia auprès d’un maître derviche, et traversa de nouveau l’Asie centrale. Quand il arriva sur la place du marché de Boukhara, s’y tenait une vente aux enchères. Un homme emportait un chat, un oiseau et un chien qu’il venait d’acquérir.
   « Si je ne m’étais pas attardé aussi longtemps au Cachemire, pensa Saifulmuluk, j’aurais pu acheter ces animaux qui font partie de ma destinée, j’en suis sûr. »
   Une chose l’inquiétait : s’il avait aperçu l’oiseau, le chat et le chien, il n’avait pas encore vu le petit nuage. Tout semblait aller de travers. Il feuilleta un de ses carnets et tomba sur cette sentence d’un sage ancien, qu’il avait notée et oubliée, et qui le rasséréna : « Les choses arrivent successivement. L’homme imagine qu’elles s’enchaînent selon un certain ordre. Mais il s’agit parfois d’un autre ordre de succession. »
   Il s’avisa alors qu’Ansari ne lui avait pas dit d’acheter les animaux dans une vente aux enchères. Il se rappelait maintenant les termes exacts du deuxième conseil : « Si tu trouves en un seul et même lieu un oiseau, un chat et un chien, prends-les avec toi et veille sur eux jusqu’à la fin. »
   Il se mit en quête de l’acheteur : il voulait vérifier s’ils étaient encore « en un même lieu ». Il finit par le retrouver, apprit qu’il s’appelait Ashikikhuda et n’avait acheté le chien, le chat et l’oiseau que pour les délivrer, car ceux-ci souffraient visiblement d’être claquemurés dans les salles des ventes où ils attendaient un acheteur depuis plusieurs semaines. Ils étaient encore « en un même lieu ». Ashikikhuda fut ravi de les lui vendre.
   Saifulmuluk s’installa à Boukhara : avec ses trois compagnons, il ne pouvait continuer à voyager. Le matin, il partait travailler dans une filature où l’on fabriquait de l’étoffe de laine ; il revenait le soir, apportant la nourriture qu’il avait achetée avec son salaire de la journée. Trois années s’écoulèrent ainsi. Il était maintenant un maître fileur et un membre respecté de la communauté.
   Un jour qu’il s’était rendu à la périphérie de la ville, il aperçut, planant à l’horizon, un petit nuage. L’aspect insolite de ce nuage fit remonter aussitôt à sa mémoire le premier conseil :
   « Un petit nuage : signal de danger. »
   Il revint immédiatement chez lui, prit l’oiseau, le chat et le chien et s’enfuit de Boukhara en direction de l’ouest. Quand il arriva à Ispahan, il était presque sans le sou. Quelques jours plus tard, il apprit que le nuage qu’il avait vu était un nuage de poussière soulevé par une horde de conquérants. Ceux-ci avaient mis Boukhara à sac et massacré la population.
   Il se rappela alors les mots d’Ansari : « À quoi sert de connaître la place de l’homme dans l’univers si « l’homme » est mort ? »
   Les habitants d’Ispahan ne raffolaient pas des animaux. Ni des fileurs. Ni des étrangers. Saifulmuluk fut bientôt dans une misère extrême. Il se jeta à terre et s’écria : « Ô Chaîne des Saints ! Vous, les Transformés ! Venez à mon secours, mes propres efforts ne suffisent plus à assurer notre subsistance, mes animaux souffrent de la faim et de la soif. »
   Il était étendu sur le sol dans un état de demi-sommeil, tenaillé par la faim, résigné à suivre son destin, quand il eut la vision claire d’un anneau d’or incrusté d’une pierre aux couleurs changeantes : elle flamboyait, s’embrasait comme une mer phosphorescente et dans ses profondeurs émettait des lueurs vertes.
   Il crut entendre une voix : « Ceci est la couronne d’or des âges, le Samir de Vérité, l’Anneau du roi Salomon, fils de David, dont les secrets doivent être gardés, que la paix soit sur son nom ! »
   Saifulmuluk regarda autour de lui, vit l’anneau rouler sur le sol et disparaître dans une fissure. Il lui sembla être au bord d’un ruisseau, sous un arbre, près d’un étrange rocher de forme ronde.
   L’aube était encore indécise. Il se releva, reposé, moins tenaillé par la faim, et se mit à errer aux abords d’Ispahan. Pour une raison ou une autre, il s’attendait presque à découvrir le lieu qu’il avait entrevu. C’est ce qui arriva : il vit le ruisseau, l’arbre, le rocher. Sous le rocher, il découvrit une fissure et, dans la fissure, l’anneau qu’il avait vu dans les circonstances singulières que l’on vient de relater.
   Après l’avoir lavé dans le ruisseau, il dit à voix très haute :
   « Si cet anneau est vraiment l’Anneau du grand Salomon, sur lui la paix, accorde-moi, Esprit de l’Anneau, la juste fin de mes difficultés. »
   Soudain, ce fut comme si la terre tremblait. Une voix, telle un tourbillon de vent, retentit dans ses oreilles : « À travers les âges, bon Saifulmuluk, nous te souhaitons la paix. Tu es l’héritier du pouvoir de Salomon, le fils de David, Maître des djinns et des hommes, que la paix soit sur lui ! Je suis l’Esclave de l’Anneau, tes désirs sont pour moi des ordres, Maître Saifulmuluk !
   -- Amène les animaux ici, et apporte-leur à manger », dit Saifulmuluk, sans oublier d’ajouter : « Par le Nom suprême et au nom de Salomon, notre Maître, qui commande les djinns et les hommes, sur lui le Salut ! »
   Il avait à peine terminé que les animaux étaient là. Chacun avait devant lui sa nourriture préférée.
   Saifulmuluk frotta l’anneau contre son vêtement, et de nouveau l’Esprit de l’Anneau se manifesta. Il parlait comme souffle un vent impétueux :
   « J’obéis à tes ordres, le moindre de tes voeux sera accompli, à l’exception de ce qui ne doit pas être accompli, Maître de l’Anneau.
   -- Dis-moi, au nom de Salomon (que la paix soit sur lui !), est-ce la fin ? J’ai la responsabilité de mes trois compagnons : je dois m’occuper d’eux jusqu’à la fin, ainsi que me l’a ordonné mon maître, le Khodja Ansari de Hérat.
   -- Non, dit l’Esprit de l’Anneau, ce n’est pas la fin. »
   Saifulmuluk décida de rester en ce lieu. Il demanda au djinn d’y construire une petite maison et un abri pour les animaux. Il passait ses journées avec le chat, le chien et l’oiseau. Chaque jour le djinn leur apportait de quoi subvenir à leurs besoins.
   Les gens des alentours l’appelaient Saif-Baba, « Père Saif ». Ils s’émerveillaient de voir cet ermite « vivre dans le dénuement, entouré d’animaux apprivoisés et de bêtes sauvages ».
   Saif-Baba lisait et relisait ce qu’il avait noté dans ses carnets de voyage et contemplait ses expériences. Le reste du temps, il observait les trois animaux, étudiait leurs habitudes et leur comportement, les encourageait ou essayait de les dissuader selon qu’ils manifestaient de bonnes ou de mauvaises tendances. Et il leur parlait souvent du grand Khodja Ansari et de ses trois conseils.
   De temps à autre de saints hommes passaient par là. Ils l’invitaient parfois à débattre avec eux, ou à s’informer de la Voie qu’ils suivaient. Mais il déclinait leur invitation. « J’ai une tâche à accomplir que m’a assignée mon maître », expliquait-il.
   Un jour il eut la surprise d’entendre le chat lui parler dans une langue qu’il comprenait.
   « Maître, dit le chat, une tâche t’a été donnée, tu dois la remplir. Mais cela ne t’étonne pas que le moment que tu appelles « la fin » ne soit pas encore venu ?
   -- Non, cela ne m’étonne pas, dit Saif-Baba : pour moi, ce moment peut venir aussi bien dans cent ans.
   -- C’est là où tu te trompes, dit l’oiseau, qui s’était mis à parler lui aussi. Tu n’as pas appris ce que tu aurais pu apprendre des voyageurs de passage. Ils te semblent tous différents, comme nous, animaux, te semblons différents. À cause de cela, tu ne te rends pas compte qu’ils ont tous été envoyés par la source de ton enseignement, par Khodja Ansari lui-même : il voulait voir si tu avais acquis assez de discernement pour leur faire confiance et apprendre auprès d’eux.
   -- Si c’est vrai, répliqua Saif-Baba, ce que je ne crois pas un instant, pouvez-vous m’expliquer comment il se fait qu’un simple chat et un moineau minuscule puissent dire des choses que moi, qui ai été miraculeusement aidé, je serais incapable de voir ? !
   -- C’est simple, dirent-ils d’une même voix. Tu t’es tellement habitué à considérer les choses d’une seule manière, toujours la même, que tes insuffisances sautent aux yeux, même aux nôtres.
   -- Ainsi donc, interrogea Saif-Baba, soudain inquiet, j’aurais pu trouver il y a longtemps la porte du troisième conseil si j’avais été réellement attentif, suffisamment exercé à saisir l’occasion ?
   -- Oui, dit le chien, qui s’était joint à la conversation, la porte s’est ouverte une douzaine de fois ces dernières années, mais tu ne l’as pas vue. Nous l’avons vue s’ouvrir, mais, parce que nous sommes des animaux, nous ne pouvions rien dire.
   -- Alors, comment pouvez-vous me le dire maintenant ?
   -- Maintenant tu peux comprendre notre langage, parce que tu es devenu plus humain. Tu as encore une chance, mais c’est la dernière, car tu n’es plus dans la force de l’âge. »
   Saif-Baba pensa d’abord : « C’est une hallucination. » Puis il se dit : « Ils n’ont pas le droit de me parler sur ce ton : je suis leur maître, et c’est moi qui pourvois à leur subsistance. » Puis quelque chose d’autre en lui pensa : « S’ils se trompent, cela n’a pas d’importance. Mais s’ils ont raison, c’est terrible pour moi. Je ne peux prendre ce risque. »
   Ainsi attendit-il que se présente l’occasion. Les mois passèrent. Un jour se présenta un derviche errant. Il dressa une tente devant la porte de la maison et se lia d’amitié avec les animaux. Saif décida de se confier à lui. Il se fit rembarrer.
   « Va-t-en ! cria le derviche. Tout ce que tu me racontes sur le Maître Ansari, tes nuages et ta recherche et ta responsabilité envers les animaux, et ton anneau magique, ne m’intéresse pas ! Fiche-moi la paix avec tout cela ! Je ne sais pas de quoi tu parles. Mais je sais de quoi tu devrais parler. »
   Désespéré, Saif-Baba évoqua l’Esprit de l’Anneau.
   « Il m’est défendu de dire ce qui ne doit pas être dit, proféra le djinn. Ce que je sais, c’est que tu es atteint de la maladie appelée « préjugés cachés permanents ». Ces préjugés gouvernent tes pensées et entravent ta progression sur la voie. »
   Saif-Baba vint trouver le derviche, il était assis sur le pas de la porte, et lui dit :
   « Que dois-je faire ? Je me sens responsable de mes animaux. À part cela, je suis dans la confusion. Et je ne trouve plus rien pour me guider dans les trois conseils.
   -- Tu as parlé avec sincérité, dit le derviche. C’est un début. Confie-moi tes animaux, je te donnerai la réponse.
   -- Mais je ne te connais pas ! Tu m’en demandes trop, protesta Saif-Baba. Comment peux-tu exiger une chose pareille ? Je te respecte, mais j’ai encore un doute…
   -- Tes paroles sont révélatrices non pas de ta sollicitude envers tes animaux mais de ton manque de perception à mon égard, dit le derviche. Si tu te fies à l’émotion ou à la logique pour me juger, tu ne peux profiter de ma présence. Tu as toujours de la convoitise en un sens puisque tu défends ton droit de propriété sur « tes » animaux. Va-t-en, aussi sûr que je m’appelle Darwaza. »
   Or darwaza signifie « porte ». Cela donnait à réfléchir. Ce derviche pouvait-il être « la porte » dont avait parlé Ansari ?
   « Peut-être es-tu la porte que je cherche, dit-il au derviche Darwaza, mais je n’en suis pas sûr.
   -- Fiche-moi la paix avec tes spéculations, cria le derviche. Ne vois-tu pas que les deux premiers conseils s’adressaient à ton penser et que tu ne pourras comprendre le dernier qu’en exerçant ta perception ? »
   Saif-Baba passa encore presque deux ans dans la confusion et l’anxiété avant de comprendre enfin. Quand il eut perçu la vérité, il appela le chien, le chat et l’oiseau et les renvoya avec ces mots : « Vous devrez vous tirer d’affaire tout seuls, désormais. C’est la fin. »
   Dès qu’il eut dit cela, il vit que les animaux avaient forme humaine, et qu’ils étaient transformés. Darwaza se tenait à ses côtés, mais sa forme était maintenant celle du grand Khodja Ansari en personne. Sans mot dire, Ansari ouvrit une porte dans l’arbre près du ruisseau. Saif-Baba franchit le seuil, entra dans une caverne : sur les parois, il vit, écrites en lettres d’or, les réponses aux questions sur la vie et la mort, les humains et la nature humaine, la connaissance et l’ignorance, qui l’avaient tourmenté toute sa vie.
   « L’attachement aux formes extérieures, dit la voix d’Ansari, t’a fait perdre beaucoup de temps. À certains égards, il est trop tard pour toi. Prends ici la seule part de sagesse qui est encore à ta portée. »

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