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Une maison à la campagne (5)

Publié le 22 février 2012 par Feuilly

Sept jours se passèrent ainsi. Tous les matins, la mère et ses voisines allèrent prier leur dieu respectif, mais cela ne modifia absolument rien au cours des choses. Pendant sept nuits le bol de potage et la miche de pain demeurèrent intacts devant la porte de la chambre, laquelle resta, elle,  hermétiquement close. C’était à désespérer. Si on mettait l’oreille contre cette damnée porte, on entendait généralement les pleurs d’Alasina. A la fin, le père lui-même vint écouter et d’entendre sa fille pleurer ainsi lui fendit le cœur. Il attendit encore un jour, puis, comme on n’entendait plus aucun bruit dans la chambre, il défonça la porte d’un coup d’épaule.

On le vit redescendre de l’étage avec le corps de sa fille dans les bras. La mère poussa un hurlement et faillit se trouver mal, mais un des fils fit remarquer que la jeune fille était seulement évanouie. On la coucha sur la table de la cuisine et on fit couler dans sa gorge une eau de vie forte et puissante, capable de réveiller un mort. Et en effet, Alasina se mit bientôt à tousser, tant ce breuvage était alcoolisé. Plus elle toussait, plus elle s’étranglait, mais au moins elle était revenue à elle et était bien vivante.  On l’installa ensuite confortablement dans l’unique fauteuil de la pièce et la mère prit la relève. Elle lui donna à manger une espèce de bouillon de poule dans lequel elle avait jeté des tranches de pain. Cela formait une sorte de bouillie épaisse et nourrissante, que la malade avalait par petites gorgées. Quand elle sentait qu’elle allait trop vite, la mère arrêtait et se mettait à parler à sa fille, tout en lui caressant les cheveux. Les hommes sortirent, préférant les laisser ensemble.  

Quand elle eut repris un peu de forces, au bout de quelques jours, tout le monde essaya à tour de rôle de dialoguer avec elle. Si son père lui expliqua ce qu’était l’honneur de la famille, ses frères, eux, mirent en avant la situation embarrassante où elle les mettait. En effet, si elle continuait comme elle le faisait, ils seraient quasi obligés de tirer en direction des Hoxha avec le gros fusil à sangliers. Qu’il y ait quelques morts de ce côté-là ne les tracassait pas outre mesure, il y avait déjà bien assez de vermines comme cela sur la terre, mais enfin pour la justice ce serait considéré comme un meurtre, ce qui voulait dire qu’ils seraient obligés d’abandonner la ferme et de partir se cacher dans les montagnes. C’était cela qu’elle voulait pour ses frères ? En faire des parias, des vagabonds, des bandits sans foi ni toit ? Elle devait donc bien réfléchir avant de s’engager dans cette voie car c’est toute la famille qu’elle allait faire voler en éclats.

La mère, de son côté, tenta de lui expliquer qu’elle ne connaîtrait jamais le bonheur avec un homme tel que ce Bukuran. Même si c’était un gentil garçon, ce qui restait à prouver car il appartenait tout de même à ce clan maudit, dont la réputation n’était plus à faire, même s’il était gentil donc, elle serait obligée, elle, de vivre enfermée du matin au soir dans leur grande maison sombre. En effet, il ne fallait pas s’imaginer qu’elle pourrait encore parcourir les rues du village comme elle l’avait fait jusqu’à présent. De peur de représailles à son encontre, les Hoxha allaient la séquestrer et elle perdrait jusqu’à la joie de vivre. En effet, en été, elle verrait tout le monde partir pour les champs et elle, elle devrait rester cloitrée en compagnie d’une vieille grand-mère gâteuse (car on disait que l’aïeule commençait à perdre la raison). Et le samedi, quand les hommes iraient boire un verre sur la place du village et que les filles iraient au bal, elle serait toujours là, dans cette grande maison sombre, à écouter les sornettes de l’ancêtre. C’est cela qu’elle voulait comme vie ? Alors oui, Bukaran était peut-être un gentil gars, mais après une année de ce régime-là, elle serait la première à demander le divorce. Or chez les Hoxha, on ne divorce pas, qu’elle se le tienne pour dit. Ces gens-là sont ce qu’ils sont, mais pour ce qui est de respecter les sacrements du mariage, il faut leur laisser cela, ils sont intransigeants. « Réfléchis bien, ma fille », continuait la mère. Sans compter qu’un jour ou l’autre tout cela allait finir dans le sang. Et qui retrouverait-on dans la poussière du chemin, une balle entre les deux yeux ? Son mari ou son frère, à moins que ce ne soit son père… Comment ferait-elle, après, pour vivre avec cela sur la conscience ?

Alasina écoutait, mais ne répondait jamais rien. Elle restait prostrée, muette, et passait des heures à regarder par la fenêtre, le regard vague. Elle n’avait plus rien de la jeune fille alerte et joviale que tout le monde avait connue et si un étranger était entré dans la maison, il l’aurait prise à coup sûr pour une retardée mentale, tant son manque d’énergie, son immobilisme et son regard fixe et triste semblaient faire partie intégrante de sa personnalité. Mais non, la pauvre Alasina était simplement malade. Malade d’amour à en mourir. Ce n’était pas nécessaire de lui interdire de sortir, elle n’y pensait même plus, ayant intériorisé cette défense qui lui était faite de rencontrer Bukaran. Mais quelle tristesse dans ses yeux ! Elle qui était la gaieté même et comme l’âme de la maison, il n’émanait plus d’elle qu’un désespoir terrible, qui petit à petit se communiqua aux autres membres de la famille. Les repas étaient devenus moroses, personne ne parlait plus et c’est à peine si on osait encore manger. Tout le monde se regardait par en-dessous et la gêne était bien palpable. Une fois la dernière bouchée avalée, les hommes se levaient et quittaient précipitamment la table, tout heureux de s’en aller bien loin dans les champs et de quitter cette maison où tout était maintenant morbide.

Une semaine entière se passa ainsi quand au matin du septième jour un étranger, dont le visage était caché par un grand chapeau, fut signalé sur la petite route qui montait vers la ferme. Le frère aîné prit aussitôt son fusil et attendit l’inconnu sur le pas de la porte. Quand le visiteur fut à deux cents mètres, il lui demanda ce qu’il voulait. L’autre releva la tête et on reconnut Bukuran. Il venait prendre des nouvelles d’Alasina. Il voulait savoir si elle était malade, ne l’ayant plus rencontrée depuis quelque temps. Pour toute réponse, un coup de feu fut tiré en l’air. L’écho s’en répercuta jusqu’aux bois qui couvraient les collines et le silence qui suivit fut impressionnant. Les deux hommes se regardèrent. La lutte n’était pas égale. L’un était chez lui et armé, l’autre avait les mains nues et n’était pas sur ses terres. Il ne pouvait donc que partir et c’est ce qu’il fit, non sans avoir signalé auparavant qu’au village une rumeur courait et qu’on disait qu’Alasina était séquestrée, qu’elle ne pouvait plus sortir. « Sache que ma sœur peut sortir librement » lui lança le frère, « mais toi par contre tu ne peux pas rentrer ici. Ce n’est pas ma faute si elle n’est plus amoureuse de toi. Retourne d’où tu viens et ne remets jamais plus les pieds dans le coin. Cela pourrait mal finir pour toi. » « Je ne te crois pas », lui répondit l’autre. « Pourquoi me menacerais-tu ainsi, si ta sœur n’était plus amoureuse de moi ? La vérité c’est que tu as peur qu’elle ne me suive. »  Pour toute réponse, le frère tira dans sa direction, faisant bien attention quand même à ne pas le toucher, car il ne faudrait pas que cet animal aille mourir ici, à deux pas de la ferme. La balle effleura les cailloux du chemin et là où elle était passée, on vit un petit nuage de poussière qui se dissipa aussitôt dans la grande lumière de l’été. Bukuran fit demi-tour sans se presser et tout en marchant, il dit qu’il reviendrait. Quand il entendit qu’on armait de nouveau le fusil, il ajouta : «Et ne va pas tirer sur un homme désarmé qui te tourne le dos. Tout le déshonneur en serait pour toi. » Le frère baissa son arme et rentra à l’intérieur, non sans avoir ajouté à l’intention du fils Hoxha que la prochaine fois, il tirerait, que l’adversaire soit de face ou de dos.

Dans la cuisine, son regard rencontra celui d’Alasina et il faillit avoir peur, tant il y vit de détermination, presque de la haine. Elle qui vivotait depuis des jours et des jours, voilà qu’elle se tenait là, dressée et bien droite, prête à riposter à la moindre attaque verbale. Son frère passa devant elle en haussant les épaules, mais sans oser proférer un seul mot. Il venait de comprendre que le véritable ennemi n’était pas Bukuran, mais sa propre sœur. Entre hommes, on pouvait se comprendre, et même si on réglait ses différends à coups de fusil, on parlait le même langage. L’un disait blanc et l’autre noir, c’était tout, mais en-dehors de cela, les mots utilisés avaient la même signification. Avec Alasina, c’était plus compliqué. L’adversaire était plus sournois puisqu’il habitait à l’intérieur de la maison. La cohésion du clan familial s’en trouvait ébranlée. Au lieu de faire bloc tous ensemble, il fallait au contraire se méfier d’un des membres du groupe. De plus, le discours que tenait ce membre était complètement irrationnel puisqu’il relevait de l’amour. Croire à l’amour ! Il n’y avait que les filles pour se monter la tête comme cela ! Certes, on pouvait éprouver de l’affection pour une personne de l’autre sexe, mais enfin, il fallait savoir garder les pieds sur terre et assurer d’abord ses moyens d’existence. Pour chacun des trois frères, la bonne tenue de la ferme passait avant les aventures sentimentales, ce qui ne voulait pas dire qu’ils n’avaient pas déjà troussé quelques filles en plein champ, derrière une haie, mais bon, ce n’était pas pour cela qu’ils avaient perdu la tête.

Ce soir-là, autour de la table, l’ambiance fut différente. Alors que les autres jours on était plutôt dans la morosité, cette fois-ci l’atmosphère était surtout électrique et tendue. Chacun s’observait et on se demandait qui allait commencer les hostilités. L’orage couvait, les nuages s’amoncelaient, l’air devenait étouffant, mais rien ne se passait. On savait qu’à la moindre remarque Alasina allait sauter à la gorge de son frère. La mère essayait de cacher sa peur en s’affairant comme elle pouvait avec les plats et les casseroles, tandis que le père serrait les dents tout en triturant de plus en plus vite la cuillère avec laquelle il était supposé manger sa soupe.

C’est à peine si on toucha au repas. Tout le monde se leva de table en même temps et chacun alla vaquer à ses occupations. Alasina, elle, tournait littéralement en rond, comme un fauve prêt à bondir. A la fin, elle finit par aller s’enfermer une nouvelle fois dans  sa chambre. Ce fut un soulagement car on avait peur qu’elle prenne la décision de traverser tout le village pour aller se rendre chez les Hoxha. Ce n’était plus possible, il fallait trouver une solution au plus vite.   

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